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Ainsi, dialogues, épîtres, récits, petits drames comiques, apologues même, se succédaient et s'entremêlaient tour à tour. Il y avait toute une mise en scène qu'on peut croire habile: ici c'était une burlesque assemblée des dieux de l'Olympe; là, le récit d'une rixe de cabaret; plus loin, des aventures de touriste, le tableau d'une querelle de ménage, une thèse de philosophie ou le sermon d'un vieil avare à un jeune prodigue; ailleurs encore, la description d'un festin de village et de paysans goulus se gorgeant de légumes, ou enfin l'assaut de je ne sais quelle porte par des vauriens en goguette. Voilà dans quelles compositions, arrangées avec plus ou moins d'art, et où était sans doute ménagé l'intérêt, le poëte mettait en jeu et bafouait la luxure des débauchés, les folies des dissipateurs, les fourberies du Forum, la vanité des écrivains, la gloutonnerie des estomacs sensuels, la cupide corruption des grands, la vénalité des magistratures, tous les ridicules, tous les excès, tous les vices de cette cité, dont Juvénal devait dire plus tard qu'elle ne contenait pas un honnéte homme.· On sait, on ressaisit maintenant en idée ce que fut Lucile.

Singulière inégalité des destinées humaines! ce poëte promis à la gloire, et qui put s'en croire maître, a vu ses œuvres et presque son nom effacés sous les pas du temps, tandis que des génies inférieurs, qu'on ne lui comparait même pas, resteront à jamais dans la mémoire des hommes. Les débris de ses pensées sont épars çà et là dans les livres des anciens, comme tant d'illustres cendres le long des tombeaux ruinés de la voie Appienne. En venant réclamer aujourd'hui un regard pour ce mort célèbre d'il y a deux mille ans, un moment de souvenir pour ce grand renom à jamais éteint, on n'a pas voulu tenter une réhabilitation; il n'y a lieu de réhabiliter que les réputations compromises et les talents condamnés. Lucile, grâce à Dieu, n'en est pas là; ce n'est point l'opinion qui a triomphé de lui, c'est le temps. Pour que l'auréole immortelle reparût sur son front, il ne faudrait pas changer sa place, mais la lui rendre.

VARRON

ET SES MÉNIPPÉES.'

I.

Le vieux Varron fut un lettré plus encore qu'un écrivain; l'idéal pour lui était bien plus dans le savoir que dans le style. Approfondir et inventorier tout ce qu'on avait connu, tout ce qu'on avait fait jusqu'à lui, toucher chaque science et aborder chaque écrit, fut sa vocation véritable. Helluo librorum, gourmand de livres, l'expression pourrait lui être tout aussi bien appliquée qu'elle le fut à Gabriel Naudé; encyclopédiste et polygraphe comme l'auteur des Coups d'État, il fut comme lui un de ces érudits passionnés à qui la forme importe peu, et qui visent surtout à la variété des sujets, à la curiosité des détails. Plaute a un passage frappant qui marque à merveille la différence qu'il y avait entre l'érudition telle que la comprenaient forcément les anciens, et l'érudition telle que, venus bien après eux, nous sommes conduits à l'entendre. C'est dans la char

(1) Revue des Deux Mondes, 1er août 1845.

mante comédie des Ménechmes (1); un esclave, fatigué d'errer par le monde, dit à son maître qu'il accompagne : « Il faut retourner chez nous, à moins que nous ne nous préparions à écrire l'histoire, nisi si historiam scripturi sumus. » Le mot est significatif. Les modernes demandent surtout la science aux livres; dans l'antiquité, on la demandait d'abord aux choses, c'est-à-dire aux voyages et aux conversations. De là, sans compter la diversité même des caractères, une dissemblance profonde qu'il serait puéril de cacher : Varron, dans les écoles, avait pris foi à la philosophie du Portique, tandis que Naudé, dans ses excursions polyglottes à travers tant de milliers de volumes imprimés, ne recueillit que le scepticisme. Comment d'ailleurs un lieutenant de Pompée, contre qui César a marché en personne, ressemblerait-il de tout point à un simple collecteur qui ramassait les curiosités bibliographiques de la foire de Francfort? Comment confondre le républicain de l'ancienne Rome, retiré dans ses riches villa et se consolant par les lettres de la chute de la liberté, avec le secrétaire domestique d'un cardinal, qui justifiait la Saint-Barthélemy pour distraire la goutte de son maître? Sans doute, quand Naudé, dans sa petite campagne de Gentilly, avait Gassendi à dîner, on devait quelquefois. parler d'Épicure tout comme Varron en causait avec Cicéron lorsqu'ils se promenaient de compagnie le long des viviers de Tusculum; mais quelle distance de ces interlocuteurs consulaires, de ces correspondants patriciens, comme un Hortensius ou un Atticus, à l'enjouement bourgeois d'un Lamothe-leVayer ou à la causticité parisienne d'un Guy Patin!

Je m'aperçois qu'en insistant on trouverait toujours plus de contrastes et moins de rapports: c'est un danger que courent souvent les faiseurs de parallèles. Le seul point, du reste, que je tienne à maintenir dans ce rapprochement un peu factice de Varron et de Naudé, c'est que tous deux, avec la même curiosité de tout apprendre et de faire pour ainsi dire le tour de la

(1) Vers 165.

science, gardèrent dans leur style je ne sais quelle vieille saveur nationale et surent, au lieu de laisser éteindre leur verve sous l'érudition, en faire un utile auxiliaire pour leur humeur moqueuse. Le Mascurat de Naudé est une satire tout comme ces Ménippées presque inconnues auxquelles le vieux Romain a laissé son nom : là comme ici l'érudit recouvre le moraliste.

En France, ce procédé d'ironie sous air d'érudition ne saurait surprendre : chez nous, bien souvent, la science et la raillerie ont été sœurs. Ainsi, avant de tracer les pages austères de l'Esprit des Lois, la plume de Montesquieu s'était jouée à plaisir dans les Lettres Persanes; mais, sans s'appuyer d'un exemple de génie qui pourrait être pris pour une exception, on peut noter comme une marque toute particulière de l'esprit français cette fréquente alliance de la moquerie et du savoir. Voyez plutôt que de fois la veine courante et nationale de la satire s'est glissée chez nos antiquaires, que de fois nos plus malicieux génies ont fait perfidement flèche du savoir! Y a-t-il un seul recoin obscur de l'antiquité où Rabelais et Bayle n'aient fouillé, n'aient trouvé quelque trait piquant? Notre admirable Ménippée du Catholicon n'est-elle point l'œuvre collective de quelques érudits en bonne humeur? La Monnoye n'entremêlait-il pas ses perquisitions bibliographiques de noëls gausseurs? Et Courier enfin, pour prendre un exemple qui nous touche de près, ne tenait-il pas plus encore à sa réputation d'helléniste qu'à sa gloire de pamphlétaire? Varron est de cette famille-là.

De plus de quatre cent quatre-vingt-dix livres sur toute espèce de sujets que l'antiquité connaissait de cet infatigable polygraphe, kuypapáτatos, comme l'appelait Cicéron (1), il ne nous en est parvenu que deux, dont l'un encore est bien mutilé, son Agriculture et son traité de la Langue latine. De là vient que nous sommes habitués à ne voir exclusivement en lui qu'un sage dissertant sur les charrues et les abeilles, ou un curieux étymologiste destiné à faire quelques siècles plus tard

(1) Ad Attic., XIII, 18.

les délices des Priscien, des Nonius, et de tous les plats grammairiens de la décadence. D'ordinaire, on ne se figure le grand Varron que dictant, à quatre-vingts ans, pour sa femme Fundania, des préceptes d'économie rurale; on ne se le représente qu'avec cet air sérieux que son ami Cicéron lui donne dans les Académiques. En 1794, au sortir des sanglantes épreuves de la Terreur, Joubert, écrivant à Fontanes, lui conseillait la lecture des livres faits par les vieillards qui ont su y mettre l'originalité de leur caractère et de leur âge. Varron, entre autres, était recommandé au futur grand-maître, et Joubert ajoutait: << Vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans ses mots et dans ses pensées, un esprit vert, quoique ridé, une voix sonore et cassée, l'autorité des cheveux blancs, enfin une tête de vieillard. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leur cabinet; il faut qu'un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque (1). » C'est bien là le savant respecté (2) dont les connaissances universelles édifiaient déjà Quintilien (3), et dont la fécondité merveilleuse faisait dire à saint Augustin, au milieu d'éloges sans bornes, qu'un seul homme eût à peine pu lire ce que seul ce Romain avait écrit (4); c'est bien ce personnage vénérable que Pétrarque (5) mettait entre Cicéron et Virgile, et dont il disait en des vers qui sont le plus glorieux éloge:

Varrone, il terzo gran lume romano,

Che quanto'l miro più tanto più luce....

(1) Pensées et Maximes de J. Joubert, 1842, in-8, t. II, p. 234.

(2) Aussi, lorsqu'un certain grammairien nommé Palémon, ancien tisserand qui s'était fait professeur, et auquel on pardonnait sa grossièreté en considération de son éloquence, s'avisa un jour de traiter Varron de porc, le trait fut-il cité comme la plus grande marque d'arrogance qu'un homme pût donner. (Voyez l'anecdote dans Suétone, de Gramm. ill., 23.) (3) Quam multa, immo pæne omnia tradidit Varro! (Orat. Inst., XII, 11.) (4) Tam multa legisse, ut aliquid ei scribere vacasse miremur; tam multa scripsisse, quam multa vix quemquem legere potuisse credamus. (De Civ. Dei, VI, 1.)

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