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<<< tous les jeux de société. Ainsi, tu pourras te « mettre à ton aise, et tu seras bien sûr qu'on «ne te fatiguera pas de questions. » M. d'Ufel trouva cette dernière idée plaisante, partit avec l'abbé, fut présenté aux dames comme il avait été convenu, et joua si parfaitement son rôle, qu'elles en furent complétement dupes. On lui proposa par signes une partie de reversi avec trois dames; il accepte, et l'abbé de Lattaignant, faisant une autre partie, a soin de se placer près de lui, sous prétexte de l'aider à se faire comprendre. Les dames badinent d'abord sur le sourd et muet. Peu à peu les plaisanteries augmentent et deviennent entre elles d'un ton de gaîté telle, que M. d'Ufel est obligé de faire tous ses efforts pour s'empêcher d'éclater de rire. A force de se contraindre, il ne peut retenir un vent fort bruyant. L'abbé se retourne avec précipitation : « Mesdames «< dit-il d'un grand sang-froid, je vous demande

pardon mais comme il est sourd...... » A ce mot, M. d'Ufel n'y peut plus tenir: il part d'un éclat de rire, et se voyant découvert, saute sur son chapeau, et veut se sauver. Mais les dames, qui trouvèrent la scène très-divertissante, l'arrêtèrent et le forcèrent à rester

dans la société, que sa gaîté ne fit qu'animer. davantage.

M. DE ROUGEMONT, élevé avec beaucoup de soin dans les pensions et colléges où il fut mis dès son enfance, placé ensuite dans le régiment de L., où il parvint à la compagnie de Grenadiers, passait pour un gentilhomme de province, orphelin, et jouissant d'une agréable fortune. Ayant eu le malheur de ne se point connaître de parents, il se gardait bien de révéler son secret; mais il se croyait fermement le fils de Louis XV, et plusieurs circonstances extraordinaires semblaient confirmer cette opinion. Une belle figure, un nez aquilin, de grands yeux noirs, un teint un peu basané, lui donnaient en effet quelque ressemblance avec le Roi. Il avait ordre de se rendre le pre mier de chaque mois, quand il était à Paris, dans une allée désignée du jardin du Luxembourg: là, il trouvait assis sur un banc un pe tit homme habillé de noir, qui lui remettait un sac de cent pistoles, et lui défendait expressément de le suivre, sous peine de voir cesser sa pension, qui lui était payée par lettre de change, et avec la même exactitude, à sa gar

nison. S'il avait fait quelques dettes, elles étaient acquittées, sans qu'il pût imaginer par quels moyens on en avait eu connaissance ; mais dans ces cas-là, il éprouvait parfois quelques légères retenues, et il était averti en même temps que l'abus des bontés de ses bienfaiteurs pourrait y mettre un terme, s'il n'était pas plus rangé. Dès qu'il demandait un congé, il l'obtenait avec la plus grande facilité. Il était accueilli avec bonté chez le ministre de la guerre. Enfin, tout concourait à le persuader de son illustre origine.

Cependant il allait habituellement chez madame Act, veuve d'un riche financiër, qui le recevait avec la plus tendre amitié, et qu'il rendait confidente de toutes ses conjectures, lui faisant très-souvent part du chagrin qu'il avait de ne pouvoir embrasser ses parents. Il lui était d'autant plus attaché, qu'elle paraissait partager ses peines avec la plus vive sensibilité. Un jour, dans une effusion de tendresse, cette dame, à laquelle on ne connaissait que deux filles richement mariées, et qui avait lieu de se plaindre de leurs procédés, dissipa toutes ses illusions, en lui avouant qu'il était son fils, né pendant son mariage, et que c'était elle qui l'avait élevé et entretenu jusqu'à

ce jour. Mais elle exigea impérieusement qu'il se fit reconnaître publiquement, et demandât contre ses sœurs le partage des biens de M. Act. Ce projet présentait de grands avantages, mais il n'était pas sans difficultés. Beaucoup de preuves appuyaient l'assertion de la mère; mais l'enfant n'avait pas été baptisé sous le nom du père qu'on l'engageait à réclamer judiciairement. L'affaire fut portée au parlement de Paris, et soutenue de part et d'autre avec la plus grande vivacité. Madame Act ne craignait pas de dire à ses juges : « Ou vous déci« derez qu'il est mon fils, ou je l'épouserai; » et ce dilemme présentait une perspective également fâcheuse pour la fortune de ses filles. Enfin, intervint un arrêt fort singulier, par lequel on adjugea à M. de Rougemont, comme fils naturel de madame Act, né pendant le mariage, douze mille livres de pension viagère* sur les biens de M. et madame Act. Un jugement aussi contradictoire en lui-même étonna tout Paris; mais on connut bientôt les motifs qui l'avaient déterminé, et qui avaient engagé les plus grands seigneurs à s'intéresser à cette affaire.

Le prince de Condé avait épousé la fille du maréchal de Soubize, et devait hériter des

grands biens de cette maison. Mais madame de Soubize, séparée de son mari pour cause d'inconduite, était accouchée en Alsace d'un fils, qui, né pendant le mariage, pouvait réclamer son état et les substitutions considérables qui y étaient attachées. Il s'était même dejà présenté sous son nom auprès du maréchal, qui lui avait offert une forte pension, s'il voulait entrer dans l'ordre de Malte, et y faire ses vœux. L'arrêt concernant M. de Rougemont, en anéantissant ses prétentions, fondées entièrement sur les mêmes bases, le décida à accepter une offre aussi généreuse, et étouffa d'avance le procès le plus scandaleux.

Je ne dois pas omettre de dire que M. de Rougemont, dont il s'agit ici, est le même qu'on a vu depuis lieutenant de roi du château de Vincennes, et qui, joignant à la fermeté qu'exigeaient les devoirs de sa place, toute la sensibilité que pouvaient admettre ses fonctions, a été bien loin de mériter les diatribes injurieuses qu'ont lancées contre lui Linguet et Mirabeau.

M. LANGUET, curé de Saint-Sulpice à Pa

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