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Ja tête baissée, entièrement livré à ses réflexions, et allant très-vite, il donna du front contre un arbre, avec une telle force qu'il se mit tout en sang. Il crut avoir touché un passant, et dit en saluant, sans regarder : « Monsieur, je vous « demande pardon. » On eut beaucoup de peine, en l'arrêtant, à lui persuader que c'était lui-même qui était blessé, et à l'engager à laisser panser sa plaie.

Depuis longues années, il n'allait point au spectacle d'anciens amis, qu'il voyait habituellement, parvinrent, un jour, à l'entraîner à la Comédie Italienne. On donnait le petit opéra comique du Jardinier et son Seigneur, et ils arrivèrent pendant l'ariette : « Un mau« dit lièvre, précisément au moment où l'acteur, tourné de leur côté, et la main en avant, chantait : « Il m'attend, le sorcier m'at

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tend, etc. » Le comte de Mathan ne douta pas que ce ne fût un tour que ses imprudents amis lui avaient joué pour le rendre la fable du public. Il sortit tout de suite furieux, et l'on parvint difficilement à le convaincre què ces mots étaient dans la pièce, et que son arrivée en ce moment était un pur effet du hasard.

DUFRESNY avait lu à madame de La Mothe, à de La Faye, à Saurin, et à quelques autres hommes de lettres, une de ses comédies, qu'ils louèrent scandaleusement, et qui tomba de même. Piqué d'avoir été dupe du jugement de ces messieurs, il dit au comte d'Argental: « Je ne veux plus lire mes pièces à des gens

d'esprit; désormais je n'en ferai lecture qu'à « des gens sur qui la simple nature agisse, qui <«< ne décident que sur l'impression qu'ils « éprouvent, et qui seraient bien embarrassés << de rendre raison du plaisir ou de l'ennui « qu'un ouvrage peut leur causer. Oui, j'aime«rais mieux lire la comédie que je viens d'a<<< chever à de bonnes gens, à des imbéciles « mêmes, qu'à de beaux esprits de profession. << Tenez, M. d'Argental, voulez-vous que je « vous la lise. » C'est ce même comte d'Argental, célèbre par sa correspondance avec Voltaire, et que celui-ci appelait son ange gardien.

M. DE MARMONTEL, qui, pendant sa vie, a paru avoir des droits réels à l'estime publique, a voulu, dans des Mémoires qui ne devaient paraître qu'après son décès, se disculper d'une

diatribe fort piquante contre M. le duc d'Au-
mont, qui fit beaucoup de bruit dans le temps
qu'elle parut. Mais je suis étonné qu'il ait cher-
ché à en rejeter le blâme sur un homme mort
depuis longues années, et dont il a cru, sans
doute, que personne ne pourrait prendre la
défense. M. de Cury, dont il s'agit, était, à la
vérité, assez porté au genre de gaîté qui occa-
siona les plaintes et la vengeance du gentil-
homme de la chambre; mais sa délicatesse bien
conquè, la probité exacte qui a caractérisé sa
vie entière, prouvent assez combien il était
incapable de souffrir
que l'innocence fût sacri-
fiée pour lui; lorsqu'en s'avouant coupable, s'il
l'eût été, il pouvait sauver la fortune et la li-
berté d'un homme avec lequel il vivait dans la
plus grande intimité. D'ailleurs, M. de Cury,
devant compter sur les bontés de Louis XV,
qui l'admettait familièrement dans ses petits
soupers, qui lui témoignoit beaucoup de con-
fiance, assuré de toute la faveur de la marquise
de Pompadour, qui avait le plus grand ascen-
dant sur le Roi, s'il eût été réellement l'auteur
de cette amère plaisanterie, aurait eu peu à
redouter l'inimitié de M. le duc d'Aumont,
quoique, dans l'exercice de ses fonctions,
comme intendant des Menus-Plaisirs du Roi,

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il se trouvât, en quelque façon, lui être subordonné. Mais, par le silence criminel dont il semble qu'on l'accuse, il aurait eu à rougir de lui-même, et aurait mérité à juste titre le mépris et la haine de M. de Marmontel, qui, au contraire, dans ses Mémoires, continua d'en parler, et même après cette époque, comme d'un de ses meilleurs amis. Cette seule contradiction justifie entièrement M. de Cury; et témoin, pour ainsi dire, de tout ce qui s'est passé à cet égard par les liaisons directes que j'avais avec cette société, je me crois obligé de rétablir la vérité des faits, en disant que cette parodie de la belle scène de Cinna fut faite dans un

souper de six personnes, du nombre desquelles étaient, en effet, MM. de Cury et de Marmontel; que ce dernier, ayant des raisons particulières d'être piqué contre M. le due d'Aumont, en conçut la première idée dans cette société ; qu'échauffé par les applaudissements de ses amis, il en fit, pour ainsi dire, d'un trait de plume, la plus grande partie, les autres n'y ayant coopéré que par quelques saillies de gaîté, ou par des conseils que le littérateur vaniteux n'écoutait pas avee complaisance; qu'il s'en regarda si bien comme auteur, qu'il fut seul à rédiger et à mettre au

net cette petite pièce de vers, dont il eut l'in discrétion de se vanter, en en distribuant des copies; et que ce n'est donc point par un trait de générosité peu commune qu'il se laissa enfermer à la Bastille, et ôter le privilége du Mercure français, qui constituait la plus grande partie de sa fortune, mais parce qu'il eût été aussi impossible que douloureux de désavouer l'œuvre de son amour-propre.

Au surplus, il est très-vrai que la société, connue à Paris sous le nom de celle des intendants des Menus - Plaisirs du Roi, était aussi aimable que M. de Marmontel la représente dans ses Mémoires. Deux personnages surtout y jouaient les principaux rôles, quoique dans un genre bien différent. M. de Cury, par la finesse, la culture et la légèreté de son esprit, en faisait le plus grand agrément; un Lyonnais, M. Michon, qui ne manquait pas non plus d'un certain genre d'esprit, mais qui, dans un âge déjà avancé, partageait toujours avec une gravité ridicule les folies d'un cercle de jeunes gens, occupés uniquement de leurs plaisirs, était le plastron continuel des plaisanteries de ces messieurs. La bonhomie de son caractère ne l'empêchait pas de prendre quelquefois de l'humeur quand on le tourmentait trop vive

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