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Chagres pouvant être remonté jusque-là, on l'a déjà vu, par de forts navires.

A l'égard d'un canal, son opinion est que probablement le meilleur tracé consisterait à remonter le Trinidad, de manière à venir se rattacher à l'un des cours d'eau qui se déversent dans l'Océan Pacifique. D'ailleurs M. Lloyd ne songeait pas à un canal maritime, et, circonstance qui l'excuse, la question ne lui avait point été ainsi posée.

Pendant dix années, à partir de l'exploration de MM. Lloyd et Falmarc, il n'y eut aucune étude nouvelle. Le temps se passa en vains efforts pour constituer des compagnies financières capables de mener à fin ce grand œuvre. Enfin la compagnie franco-grenadine, en ce moment encore investie du privilége de la communication des deux océans par Panama, envoya de la Guadeloupe, où résident ses chefs français, MM. Salomon, un ingénieur, M. Morel, qui dut prendre la question au point où l'avaient laissée les deux ingénieurs commissionnés par Bolivar. Il a cherché le tracé d'un canal un peu au midi de la ligne droite qui serait conduite de Chagres à Panama, en se plaçant dans l'angle compris entre le Rio Chagres et le Rio Trinidad, et il en a trouvé un plus que satisfaisant, comme on va le voir.

Le Bernardino, l'un des tributaires du Rio Caïmito, résulte de la jonction de deux ruisseaux, dont l'un garde le nom de Bernardino, et l'autre a reçu celui de Yequas. Les diverses variantes du canal des deux océans qu'a présentées M. Morel consistent à venir chercher l'un ou l'autre de ces rameaux en passant tantôt à droite, tantôt à gauche d'un monticule qui les sépare. Le terrain situé dans l'angle du Rio Chagres et du Rio Trinidad est marécageux; on y trouve des eaux stagnantes, de véritables lacs dont l'un, celui de Vino Tinto, a plus d'une lieue de diamètre. M. Morel projetait d'abord de traverser le Vino Tinto, afin de venir aux sources du Yequas; de là, après s'être tenu quelque temps latéralement au Bernardino, on se fût dirigé, au travers d'autres marécages, sur le Rio Farfan (ou Falfan), affluent du Rio Grande, et on sait que celui-ci baigne pour ainsi dire les faubourgs de Panama. Un autre tracé de M. Morel, plus récent encore, partirait du confluent même du Trinidad et du Chagres, et laisserait à droite le lac du Vino Tinto pour traverser un autre lac non dénommé encore, car c'est un terrain tellement vierge, que les traits les plus caractéristiques de la configuration du sol, montagnes, rivières et lacs, n'y ont pas même de nom. De là, en longeant le Lyrio, affluent du Caño Quebrado, qui lui-même se jette dans le Chagres

au-dessus du Trinidad, on s'avancerait en ligne droite jusqu'aux sources du Bernardino proprement dit, et on le suivrait jusqu'à 5 kilomètres environ de la baie de Chorrera. On prendait ensuite à gauche pour contourner les collines de Cabra (nommées collines de Biqué sur les plans de M. Morel), en passant à leur pied du côté de la mer. On continuerait ainsi jusqu'au Rio Farfan et au Rio Grande. Par l'un et l'autre de ces tracés, le canal est très court, et le point de partage est déprimé à un degré inespéré. Entre le lac Vino Tinto et l'Yequas, M. Morel le trouvait de 11 mètres 28 centimètres seulement au-dessus de la mer moyenne à Panama. En venant du confluent du Trinidad et du Chagres rejoindre le Bernardino proprement dit, il ne l'a plus trouvé qu'à 10 mètres 40 centimètres. Il suffirait que la mer montât de la hauteur d'une des maisons les plus basses de Paris pour que les deux océans fussent joints naturellement, et que l'Amérique méridionale devînt une île entièrement séparée de l'Amérique du Nord. Et comme rien n'est plus facile ni plus usuel que de creuser des tranchées de 15 à 16 mètres de hau.teur, et qu'on va même sans très grand effort jusqu'à 20 mètres, on voit qu'en restant dans la limite des travaux habituels, on pourrait creuser le canal, même en donnant à sa cuvette la grande profondeur de 7 mètres, de telle façon qu'il s'alimentât, au moment même des plus basses marées, avec les seules eaux de la mer. Mais dans le terrain marécageux qui forme cette vallée transversale d'océan à ocean, on devrait avoir toute facilité pour s'approvisionner d'eau sans recourir à la mer. Un canal situé de la sorte devrait requérir d'ailleurs un faible approvisionnement d'eau, quelles qu'en fussent les dimensions, car les filtrations, qui, de toutes les causes de dépense d'eau sur les canaux, sont les plus actives, n'y seraient aucunement à craindre.

Quant à la longueur du canal entre Chagres et Panama par le dernier tracé de M. Morel, qui, pour se conformer au texte de la loi de concession votée par le congrès de la Nouvelle-Grenade, ne s'est arrêté ni au Rio Farfan ni même au Rio Grande, et s'est étendu jusque dans l'intérieur de Panama à la Playa Prieta, elle serait de 75,400 mètres (dix-neuf lieues de poste), et déduction faite de la navigation dans le lit du Chagres, de 54 kilomètres et demi, dont 28 sur le versant de la mer du Sud, et 26 et demi sur celui de l'Atlantique. Ce serait l'un des canaux les plus courts du monde. Il serait plus curieux encore par l'absence des écluses, car il ne lui en faudrait aucune, si ce n'est à chaque extrémité pour corriger l'effet des

marées en retenant au moyen des portes, dont toute écluse est munie, les eaux à un niveau fixe dans le canal pendant le flux et le reflux.

Tels sont les résultats soumis au gouvernement français par MM. Salomon au nom de la compagnie franco-grenadine. Je ne dirai pas qu'ils sont surprenans; ce ne serait point assez : ils tiennent du merveilleux. Ils sont incroyables, tant c'est de l'imprévu, de l'inoui, tant c'est au-delà de ce qu'on pouvait espérer. Cependant il est impossible d'admettre que MM. Salomon soient, pour nous servir d'une vieille formule usitée dans les traités de philosophie, ou trompés ou trompeurs. Trompeurs, comment le seraient-ils? Ils ont sollicité du gouvernement qu'il fit vérifier leurs indications par un ingénieur de son choix. Trompés, c'est aussi malaisé à penser: ils se portent forts pour leur ingénieur, et celui-ci a répété ses opérations et les a contrôlées les unes par les autres. Au reste, M. Morel se serait trompé non pas d'un mètre, ce qui, eu égard à la précision avec laquelle on sait faire les nivellemens aujourd'hui, serait considérable, mais de 10 et de 20 sur l'élévation du point de partage, qu'on serait autorisé à considérer l'œuvre comme très facile encore.

Si ces renseignemens se vérifient, comme il faut le croire, ce sera un sujet d'éternels reproches à adresser aux anciens gouvernans de l'Espagne de n'avoir pas fait explorer minutieusement l'isthme, et de n'y avoir pas ensuite fait une trouée d'océan à océan. Les nivellemens ne sont pas très aisés dans ces régions tropicales, là particulièrement où il y a de l'eau. Ce n'est pas seulement qu'alors le pays est insalubre, et que les insectes dévorans sont multipliés dans l'atmosphère au point de l'épaissir. C'est plus encore qu'alors la végétation acquiert une force extraordinaire et une densité dont, en Europe, nous ne pouvons avoir l'idée. Ce sont des fourrés où il faut une force armée pour se frayer un étroit passage, et qui se ferment sur les pas de ceux qui viennent de les ouvrir. Je me souviens d'un conte de fée où figurait un personnage doué d'une ouïe si fine, qu'il entendait l'herbe croître. Cette hyperbole est bonne à citer pour faire comprendre la rapidité et la vivacité avec laquelle les arbres et les lianes poussent et s'entrelacent, sous le soleil des tropiques, dans les terres basses où l'eau abonde. Mais rien ne peut excuser le gouvernement espagnol de n'avoir pas découvert et utilisé dans l'intérêt général des relations humaines cette extraordinaire vallée, si elle existe bien réellement, et il nous paraît impossible d'en douter. Il disposait d'hommes héroïques qui traversaient la chaîne des Andes à la plus grande élévation, au milieu des neiges, sans vivres, presque sans vé

tement, malgré les précipices affreux et les bêtes féroces, malgré les flèches empoisonnées des Indiens, les angoisses de la faim et la rudesse indomptable du climat dans les cols de la chaîne des Andes. A trois siècles tout juste en arrière de nous, il n'avait pas à appeler et à exciter les hommes entreprenans; il n'avait qu'à les laisser faire. Quel fléau n'a pas été Philippe II, et quelle malédiction n'a pas mėritée sa mémoire !

Qu'on me permette une autre réflexion : nul moins que moi n'est porté à déprécier le temps présent. Le genre humain, en ce siècle, se montre grand par l'audace et l'étendue de ses entreprises sur la nature qui l'entoure, sur la planète qui lui a été donnée pour demeure. Il est vraiment doué d'une puissance de mise en œuvre qui excite mon admiration et mon respect. Une circonstance pourtant me frappe et humilie ma vanité d'enfant du XIXe siècle. Ce canal de l'isthme, au tracé duquel nous venons enfin d'arriver, les conquistadores espagnols en avaient eu la révélation et en avaient conçu le dessein. En 1528, quinze ans seulement après que l'existence de la mer du Sud avait été constatée de visu, un canal avait été proposé précisément par ce même tracé, du Rio de Chagres, du Rio Trinidad, et du Caïmito ou du Rio Grande; mais on n'y avait plus songé depuis. Quelque endormeur de la civilisation avait sans doute dit à Madrid que c'était difficile, impraticable, ou, qui sait? funeste au maintien de la puissance espagnole; chacun l'avait répété; il y avait eu chose jugée. Et voilà que cette même idée reparaît de nos jours comme une nouveauté, pour recevoir, je l'espère, la sanction de la pratique. La civilisation est comme un trésor que les nations successivement portent en avant de station en station, en y ajoutant sans cesse des richesses nouvelles tirées du fonds de leur génie, et que quelquefois il faut sauver à la hate, comme le pieux Énée emportait ses pénates du sac de Troie. Mais le faix est lourd : il faut, pour le mouvoir, de robustes épaules sous lesquelles s'agite un grand cœur. A certains instans, des peuples noblement inspirés ou poussés par le flot du genre humain tout entier le déplacent et le portent en un clin d'œil bien au-delà des limites aperçues par leurs devanciers. D'un bond, l'on croirait qu'ils vont franchir l'espace qui nous sépare du but définitif; lorsque tout à coup, par l'épuisement de leurs forces, ou à la suite de quelques grandes fautes qui les troublent, ou par l'effet d'un vice dans leur tempérament, ou bien par l'égoïsme et l'ineptie de leurs chefs, on les voit chanceler dans leur marche, et le rôle sublime de cory

phées du genre humain passe à d'autres. Cette substitution est toujours violente, et dans le choc il s'égare plus que des parcelles du précieux dépôt. Plus tard, on retrouve ces riches joyaux abandonnés sur le bord du chemin, et presque toujours quelque tradition des anciens temps qui s'est religieusement transmise dans l'ombre a aidé à cette seconde découverte. En ajoutant ces nouveaux fleurons à la couronne de l'humanité, on est trop enclin à oublier que ce qu'on lui donne n'est que la dépouille d'un siècle antérieur, et on s'affranchit de la reconnaissance qu'on doit à de grands esprits et à des cœurs bienfaisans auxquels pourtant cette récompense est bien méritée; car l'injustice des contemporains et l'amertume de la vie semblent, par une loi fatale, former le patrimoine des hommes en qui la Providence a mis le feu sacré de l'invention. Le vautour de Prométhée n'est point une fable; c'est une histoire véritable de tous les jours.

Pour une communication océanique, avons-nous dit, de bons débouchés en mer aux deux extrémités ne sont pas moins indispensables que de favorables conditions topographiques et hydrauliques, telles qu'une faible épaisseur de terre ferme à trancher, l'absence des montagnes et un approvisionnement d'eau suffisant pour alimenter une belle ligne de grande navigation. Tant que, sous ce rapport maritime, l'isthme entre Chagres et Panama ne nous aura pas donné satisfaction, les avantages extraordinaires qu'il présente pour le creusement d'un canal large et profond seront encore comme non avenus. Or donc, y a-t-il à Panama et à Chagres un bon port, aisé à rendre accessible pour les navires arrivant de l'intérieur par le canal, tout comme pour ceux venant de la pleine mer?

Le port de Chagres est formé par la rivière de ce nom. Sur la barre de la rivière, suivant le capitaine Garnier, commandant le brick le Laurier, de la marine française, on trouve encore une profondeur d'eau de 4 mètres et demi, et, d'après ce même officier, dans des circonstances favorables, un navire calant 4 mètres peut y entrer. Quand le vent est fort, la barre est presque infranchissable. On va alors dans la baie de Limon, qui est à 6 ou 7 kilomètres à l'est de Chagres (M. Lloyd estime cette distance à 4,800 mètres seulement).

La barre offre sous le sable un rocher calcaire tendre qui, se redressant au milieu, partage la rivière en un double chenal. Il serait possible d'accroître la profondeur de l'eau sur la barre partout où le rocher se présente sous une faible épaisseur de sable ou de vase, en y faisant jouer la mine; mais on a la ressource de substituer à l'entrée de la rivière Chagres la baie de Limon, où les vaisseaux de ligne

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