Page images
PDF
EPUB

presque une industrie locale; ces causes sont la concurrence extérieure de la contrefaçon, qui l'a découragée, qui a paralysé en elle l'esprit d'entreprise; le manque des capitaux nécessaires pour aborder les grandes affaires, et enfin (c'est à regret que nous l'avouons, nous qui avons une idée si élevée des droits de l'intelligence) l'invasion du métier dans la littérature. Nous ne nous arrêterons pas à ce dernier sujet; le récit des excès où l'avidité du gain a jeté tant d'écrivains d'un mérite réel, le spectacle de la pensée ravalée à l'état de marchandise, cette mise en coupe réglée des espérances du talent, cette soif insatiable de gain, dont les esprits d'élite ont su seuls se préserver, mais qui a été trop générale pour que l'avenir des arts et des artistes n'en ait pas cruellement souffert, nous entraîneraient trop loin du cadre où il convient que nous nous renfermions, et nous aimons mieux détourner nos regards de ce déplorable tableau. C'est déjà trop d'avoir à constater le fait la librairie française a plié sous le poids de ces énormes sacrifices d'argent que, dans toutes les branches de l'art, le talent, à quelques exceptions près, exige de ceux qu'il nomme encore ses exploitans. Tous les capitaux disponibles de cette industrie ont été absorbés par la dîme des auteurs; son monopole, avantage si précieux encore quand on le compare à ceux de la contrefaçon, elle s'est trouvé la plupart du temps hors d'état d'en tirer parti. Presque toutes les fautes qu'elle a commises viennent de là : l'ancien format de la librairie française, qui était l'in-18 pour les nouveautés, a été porté jusqu'à l'in-octavo, afin que l'éditeur pût compenser par un prix de vente plus élevé les frais d'acquisition des manuscrits, chaque jour plus considérables, comme si le public pouvait se prêter long-temps à des combinaisons qui augmentent indéfiniment ses dépenses; les petites ruses de composition, dès ce moment imaginées pour étendre en deux tomes la matière ordinaire d'un seul volume, ont attaché à ses relations vis-à-vis du consommateur un fâcheux caractère de cupidité et de mauvaise foi. Ainsi l'esprit de spéculation, dont l'avaient préservée si long-temps ses rapports continuels avec des écrivains mieux pénétrés du sentiment de leur dignité, est entré dans l'industrie du livre, cela est triste à dire, par la littérature même, et nous sommes bien forcé de faire remonter jusqu'à ceux dont le labeur est si noble et devrait être si pur de toute pensée de lucre l'origine de tous ses embarras actuels, son infériorité commerciale, sa persistance dans les voies de la routine, son exclusion totale du marché étranger, et son insuffisance manifeste au sein même du marché intérieur.

Or, il est constant qu'à moins d'une prompte réforme qu'elle ait la force de vouloir, à moins que le gouvernement ne veille soigneusement à la conservation des intérêts intellectuels qu'elle représente, la librairie française, mise en possession de tous les débouchés qu'elle réclame, pourrait en arriver dans peu à faire regretter à l'étranger les produits moins coûteux et plus répandus de la contrefaçon; alors, quelque précaution que l'on prenne, en dépit du principe solennellement proclamé, malgré la force des conven

ROYAL

tions commerciales, la contrefaçon renaîtra sous une forme plus cachée et plus odieuse encore: c'est une chance qu'il faut prévoir et que l'on peut

éviter.

Quelle est cette réforme industrielle et commerciale qu'appellerait l'éta de la librairie française du moment que le débouche de l'étranger lui serait ouvert? Elle ne peut plus, avons-nous dit, se présenter qu'avec des éditions à bon marché dans les pays desservis actuellement par la contrefaçon. A cou sûr, la consommation extérieure ne suffira point pour lui permettre d'abaiser convenablement ses prix. On l'a vu par les chiffres que nous avons donnés, le tribut que l'étranger paie à la contrefaçon belge n'est ni assez considérable ni doué d'assez d'élasticité pour qu'en supposant qu'il vienne tout entier ac croître le revenu de la librairie française, il la mette à même de changer radicalement ses habitudes commerciales. Tant que le droit qu'elle paie aux écrivains sera hors de toute proportion avec la valeur raisonnable de leurs livres, elle ne pourra réduire ses prix comme il le faudrait. Et n'est-il pas à craindre que, lui sachant un champ plus vaste de spéculation dont leur amour-propre grossira encore l'importance, le plus grand nombre ne la soumettent à des charges plus onéreuses encore? C'est là un mal contre lequel la librairie se trouvera désarmée. Nous avons bien la ferme conviction que le métier littéraire est près d'avoir fait son temps, que la génération d'écrivains qui s'élève, ayant vu qu'il n'aboutit qu'au suicide rapide de l'intelligence et du génie, et redoutant de s'user aussi vite que l'autre, va reprendre avec leur dignité les traditions désintéressées des hommes de lettres d'autrefois : peut-être aussi, parmi ceux qui ne se sont pas tout-à-fait immolés encore, il en est à qui la crainte d'une recrudescence de la contrefaçon commandera d'être plus traitables dans leurs rapports avec l'éditeur; mais cela ne suffira point pour relever la librairie. La réforme doit également partir d'elle-même; il faut qu'elle ait le sentiment de sa position nouvelle, qu'elle déploie tout à coup une énergie qui lui manque et que, cessant de se renfermer dans son rôle d'industrie passive, elle devienne ce qu'est la librairie régulière en Allemagne, ce qu'est la contrefaçon en Belgique, un commerce osant tenter des entreprises, ne reculant pas devant des crédits à longs termes, sans cesse attentive à satisfaire, à provoquer même la consommation; et, pour achever de tout dire, comme on ne peut dans aucune industrie produire beaucoup, vendre à bas prix et attendre sans des mises de fonds considérables, comme depuis long-temps elle est pauvre et besogneuse, il faut qu'elle fasse ainsi qu'a fait la contrefaçon, qu'elle appelle à elle le secours indispensable des capitaux.

Tant de modifications essentielles que la librairie devra apporter dans la conduite de ses intérêts, pour se trouver en mesure d'exploiter le marché étranger à la satisfaction de la France et de ses nouveaux consommateurs, prouvent assez que la réforme ne pourra être opérée en un jour. Sans l'appui du gouvernement, elle ne s'accomplira jamais, et le gouvernement montre

une indifférence déplorable à cet égard. Il est absolument nécessaire, dès l'instant qu'il aura obtenu la suppression de la contrefaçon, qu'il vienne en aide à la librairie, qu'il lui facilite la transition, que dans sa sollicitude prochaine, nous l'espérons du moins, pour l'intérêt moral et national dont elle est la dépositaire, il la protège, il la dirige, il la tienne, s'il le faut même, en tutelle. Nous ne pouvons indiquer d'avance tous les encouragemens dont les circonstances commanderont de faire usage. On pourrait d'abord exciter par des primes sagement distribuées l'exportation de tous les ouvrages utiles, de ceux qui honorent la littérature d'un grand peuple et tendent à lui conserver le rang suprême qu'il occupe dans l'opinion du monde. Ce moyen de protection industrielle déjà en usage ailleurs, ne passerait après tout par la librairie que pour aller récompenser les travaux de la saine et honnête littérature. Il en est encore un qui exercerait une influence directe sur le prix des livres français à l'étranger, particulièrement de ceux qu'il serait utile de lui faire parvenir avec moins de lenteur que par les voies ordinaires. Nous voulons parler de la diminution de la taxe énorme qui frappe les imprimés envoyés par la poste. Jusqu'à présent en effet, il semble que le gouvernement n'ait eu en vue, dans toutes les conventions postales qu'il a conclues, que l'intérêt matériel de la presse quotidienne, de celle précisément qui lui cause mille embarras à l'intérieur et ne va guère représenter aux yeux de l'Europe que les petites passions de la politique française, et, chose étrange, il a excepté de cette faveur, dans sa dernière convention postale avec l'Angleterre, les revues, la presse périodique, celle où l'opinion est déjà plus sérieuse, plus calme, plus élaborée; par une contradiction difficile à expliquer, il l'assimile aux journaux quotidiens pour le timbre, et lui impose pour la poste toutes les charges qui grèvent le transport des volumes. Pourtant ce sont les livres et les recueils consacrés aux sciences, aux arts, à la critique, toutes les publications dont c'est l'ambition de parvenir, à force de travail, à mériter le nom de livres, qui résument vraiment la France morale et pensante vis-à-vis du reste du monde. Les livres auraient bien le droit d'arriver en même temps que les journaux jusqu'aux peuples qui leur font l'honneur de les rechercher, quand ce ne serait que pour rectifier les jugemens hâtifs, les idées fausses que ceux-ci leur imposent et la pauvre opinion qu'ils leur doivent donner du style, du goût, du caractère et du travail intellectuel d'une nation plus grande et plus considérée peut-être à l'époque où la presse quotidienne n'avait pas tout envahi.

Un dernier mot, et nous aurons examiné chacune des conséquences de la grande mesure qui fait l'objet de ce travail. Il est possible que, même encouragée par le gouvernement, la librairie française ne s'élève pas jusqu'à fa hauteur de sa mission d'industrie chargée des intérêts de l'intelligence. La résurrection de la contrefaçon en serait le signe le plus assuré. Que faire alors? Abandonner les choses à elles-mêmes et désespérer du remède? Assurément non. Il faudrait bien dès ce moment déposséder la librairie française

de ce marché étranger qu'elle n'aurait pas su exploiter, et, sans renoncer à la résoudre, replaçant la question sur des bases nouvelles, permettre à toutes les librairies régulières de l'Europe de pourvoir elles-mêmes aux besoins de leurs consommateurs nationaux. Un seul éditeur par exemple n'aurait plus le monopole universel d'un ouvrage; le même livre donnerait lieu, du consentement de l'auteur, à plusieurs éditions simultanées dont la vente serait privilégiée dans plusieurs pays à la fois, et celles-ci ne pourraient entrer en concurrence que sur les marchés neutres. Nous ne faisons qu'indiquer ce moyen extrême. Comme on le voit, il livrerait de nouveau la librairie française à tous les coups de la compétition étrangère. Aussi n'avons-nous garde de désirer l'avénement d'un pareil régime; mais nous en montrons la perspective, afin qu'une industrie trop portée à s'engourdir sache bien que le mal, un moment éloigné, peut revenir, et que cette fois il deviendrait permanent, parce que des fautes nouvelles l'auraient rendu à jamais nécessaire.

Résumons-nous. Le problème de la contrefaçon ayant un caractère social autant que national, la question industrielle n'y doit point primer la question de principe, et cependant on ne peut pas résoudre l'une sans l'autre. La France doit avoir trois objets en vue : l'introduction du droit de la propriété intellectuelle dans le code européen, l'abolition de la contrefaçon qu'elle tolère chez elle et de celle qui se fait en Belgique, la mise en pratique des moyens les plus propres à empêcher celle-ci de renaître. Les deux premiers objets s'atteindront sans peine; le dernier seul présente des obstacles sérieux, car c'est par là que l'intérêt industriel peut se trouver en opposition avec un intérêt moral: le point délicat est de les concilier. Nous n'espérons pas avoir prévu toutes les difficultés et détruit toutes les objections que présente cette face du problème; tout notre désir a été de diriger l'attention publique sur ee point.

EUGÈNE ROBIN.

[graphic][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][subsumed]

En 1764, l'année même de la naissance de Chénier, Voltaire, alors dans la plénitude de sa gloire et de sa dictature, annonçait, par un de ces éclairs soudains que la passion fait éclater au sein du génie, l'imminence d'un grand changement social. La révolution était prédite par lui en termes formels; il écrivait au marquis de Chauvelin : « Ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses.» Je comprends ce regret personnel de Voltaire, et je le partage. C'eût été, en effet, un curieux spectacle que celui de la littérature du XVIIIe siècle venant, dans la personne même de son représentant le plus illustre, assister à la fois aux funérailles sanglantes de cette société vieillie qu'elle avait tuée, et au tumultueux avénement de cette société nouvelle qu'elle avait prédite avec pompe.

« PreviousContinue »