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Conquérants, immortels par des calamités,
Vos monuments debout surchargent les cités !
En vous payant l'impôt d'une terreur profonde,
Le monde a célébré les oppresseurs du monde.
Pourrait-il seulement nommer ses bienfaiteurs?
Du soc et du semoir quels sont les inventeurs?
Qui changea les déserts en campagnes fertiles?
Quels mortels ont créé les premiers arts utiles?
Quels des arts découverts ont transmis les leçons?
Et quel divin génie, analysant les sons,
Figurant à nos yeux les signes du langage,
De tous les arts futurs nous conquit l'héritage?
Sur aucun monument leur nom n'est établi :
Comme on brigue l'éclat, ils ont brigué l'oubli;
Et, par un vol sublime échappant à l'histoire,
Les plus hautes vertus sont des vertus sans gloire.

De la vie ordinaire examinons le cours :
L'honnête homme paisible aime à cacher ses jours;
Et de bruyants jongleurs auront la complaisance
D'envoyer aux journaux leurs traits de bienfaisance.
Rapin vécut trente ans, chétif et demi-nu,
Et des faquins obscurs fut le plus inconnu.
Il obtient par la brigue un rang considérable;
Vingt millions volés l'ont rendu respectable.
Rapin vient de mourir, des fripons regretté :
Ceux qui volaient sous lui vantaient sa probité.
Voyez, voyez encor jusqu'à l'asyle sombre
Tout ce troupeau servile accompagner son ombre.
C'est peu l'airain guerrier pour lui va retentir ;
Pour lui dans cette chaire un prêtre va mentir;
Le mensonge est gravé sur la pierre funèbre,
Et du nom d'un pied plat va faire un nom célèbre;
Et ce sage, à l'étude, aux pauvres consacré,
Qui, portant le savoir sous leur toit ignoré,
Allait guérir leurs maux, consoler leur vieillesse ;
Celui qui de leurs fils instruisait la jeunesse ;

Ce riche, satisfait d'un modeste séjour,
Mais que l'agriculture occupait chaque jour,
Qui payait le travail, secourait l'indigence,
Et pour prix d'un bienfait demandait le silence;
Le Sylva, le Rollin, le Sully du hameau,
Sont là, sans épitaphe, en un même tombeau.
Si l'éclat d'un vain nom fut l'objet de leur crainte,
D'un pur amour du bien reconnaissez l'empreinte ;
Respectez-en la source; et ne prétendez plus
Que jamais l'égoïsme ait fondé les vertus.

Oh! qu'il connaît bien mieux leur véritable base,
Ce bon, ce vieux Chrémès, éloquent sans emphase,
Qui dit à Ménédème, ardent à s'affliger:

<< Homme, chez les humains rien ne m'est étranger. »
A ce vers de Térence on a vu Rome antique
Répondre avec transport par un cri sympathique,
C'est qu'elle y retrouvait un sentiment sacré,
Par l'humanité même à Térence inspiré :
Chrémès offrait de l'homme une honorable image,
Ou s'en déclarait digne en lui rendant hommage.
S'il eût dit : « Je suis homme, et ne songe qu'à moi,»
Rome n'eût répondu que par un cri d'effroi ;
Et, du vers inhumain punissant le scandale,
Un sifflet vertueux eût vengé la morale.
L'intérêt personnel attire tout à lui;

La sympathie aspire à vivre dans autrui.

Si dans tous les mortels l'un voit des adversaires,
L'autre y voit des amis, des alliés, des frères;
L'un les fait détester, l'autre les fait chérir,
Et pour eux, avec eux, nous enseigne à souffrir.
Par quels abus de mots, dans votre vain système,
Nommez-vous intérêt l'abandon de soi-même ?
Faut-il, en poursuivant d'utiles vérités,
S'égarer à plaisir en des subtilités?

L'esprit dans cet abîme en vain cherche une route;

Et, malgré son flambeau, la raison n'y voit goutte.

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Autant vaut rajeunir les rêves de Platon,
Ou devers Alcala, sur un plus aigre ton,
Se mettre, en ergotant, l'esprit à la torture
Pour accorder Thomas, Scot ou Bonaventure.

Philosophes français, nés dans l'âge éclairé
Que les fils de Tartufe ont en vain dénigré,
Cultivant chaque jour l'intelligence humaine,
Vous avez fait valoir et grossi son domaine.
Si le profond René, qui fut trop créateur,
Du doute méthodique heureux législateur,
Mais infidèle aux lois par lui-même fixées,
De nos sensations sépara nos pensées ;

Si cet autre rêveur qui voyait tout en Dieu
Ne se fit pas comprendre, et se comprit fort peu;
Si, dans la Germanie, un charlatan gothique,
Ose, en illuminé, prêcher sa scolastique;
Les chemins qu'entrevit Bacon le précurseur,
Et dont Locke en tremblant sonda la profondeur,
Offrant à vos efforts un terrain plus docile,
Désormais, grâce à vous, sont d'un accès facile.
Guidés par la nature, et cherchant pas à pas,
Vous étudiez l'homme, et ne l'inventez pas;
Des effets démontrés vous remontez aux causes;
Mais pesez bien les mots, car les mots font les choses.

DISCOURS SUR LES ENTRAVES DONNÉES A LA LITTÉRATURE.

Des lettres qui jadis ont fait notre grandeur

Vous voulez, dites-vous, ranimer la splendeur.
Le projet est fort beau: sans elles point de gloire.
Des ignorants cruels ont flétri la victoire :
Sésostris, Alexandre, au brelan des combats,
N'étaient pas plus heureux que Gengis et Thamas;
L'imbécile Alaric subjugua par l'épée

L'empire qu'usurpa le vainqueur de Pompée;

Miltiade implorait l'égide de Pallas;

Suwarow, plus chrétien, suivait saint Nicolas ;
Et, depuis trois mille ans aux héros condamnée,
La terre n'a pu voir une innocente année
Où du sanglant récit de ses faits éclatants
Un héros n'ait souillé les gazettes du temps.
Chaque peuple à son tour eut le glaive et l'empire;
Mais, dans l'art de penser, de parler et d'écrire,
Des nations d'élite, et des siècles heureux,
En cet espace étroit des talents peu nombreux,
Flambeaux jetés au loin dans une nuit profonde,
Ont semé la lumière et consolé le monde.

Nous conservons du moins leur brillant souvenir :
Ils ont fait le présent; ils feront l'avenir.
De la postérité conquérants pacifiques,
Ces écrivains, ces temps, ces nations classiques,
Ont dicté les leçons qu'il nous faut écouter,
Ont montré les écueils qu'il nous faut redouter,
Et les moyens d'ouvrir des routes aperçues,
Et l'art de se frayer des routes inconnues.
On néglige cet art: vous en êtes surpris!

Ce n'est pas en rampant qu'on peut gagner le prix.
Ne dites point courez, en fermant la barrière;
Le talent ne sait pas rétrécir sa carrière :

Vous n'en ferez jamais qu'un esclave indompté;
Sa force est la raison, son cri la liberté.

Certes, du Bien-Aimé quelque ministre habile
De nos malins aïeux aurait ému la bile,
S'il eût dit : « Écoutez: Mécène par état,

« Des lettres, des beaux-arts, je soutiendrai l'éclat;
<< Mais je crains la raison, qui devient trop hardie.
« On pense : c'est terrible; et l'Encyclopédie
« A corrompu Chaillot, Gonesse et Saint-Germain.
« Du lait des préjugés sevrant le genre humain,
<< Voltaire en esprit fort a changé Melpomène :
« De Mahomet, d'Alzire, il faut purger la scène;

« Fermons-lui le théâtre, ouvert à Pellegrin.

« Gloire à Simon-le-Franc! Si Voltaire est chagrin,
« Il lui sera loisible, afin de se distraire,

« D'aider Martin Fréron dans l'Ane littéraire.
« D'un certain Montesquieu l'on parle quelquefois :
« Défense expresse à lui d'écrire sur les Lois;

« Mais ledit Montesquieu d'une plume discrète « Pourra, sous trois commis, rédiger la gazette. << Jean-Jacque est un peu fou; mais, comme il écrit bien, « Il faudra l'enrôler pour le Journal chrétien.

"

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Que Buffon, désormais, en prose poétique,

D'après les livres saints démontre la physique.

« D'Alembert sait l'algèbre, il fera des chansons;

« Fréret des mandements, Diderot des sermons. >>
Les bons journaux du temps auraient vanté peut-être
Le discours du valet parlant au nom du maître ;
Mais, accueilli bientôt par vingt joyeux pamphlets,
Il eut fait, dans Paris, renchérir les sifflels.

« Oh! » répond Clistorel, ministre apothicaire : « Tant de littérature est fort peu nécessaire ;

<< Personne n'écrit bien quand tout le monde écrit ; « On baisse; et, je le sens, nous n'avons plus d'esprit. » L'ami, pas d'injustice. En la cité gothique,

Dans un humble réduit qu'aucuns nommaient boutique, Impunément bavard, tu pouvais délayer,

Ressasser, compiler, commenter Lavoisier ;

On ne t'écoutait pas, mais on te laissait dire.
Sais-tu bien, Clistorel, qu'il est un art d'écrire?
Sais-tu choisir, placer les mots les plus heureux;
Par de nouveaux rapports les combiner entre eux;
Allier à ces mots, colorés par l'image,
Les sons harmonieux, musique du langage;
Peindre nos passions, et noter leurs accents

En des vers où toujours la rime ajoute au sens;

Où la simplicité n'exclut pas la noblesse;
Où la précision s'unit à la justesse ;

Chaptal.

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