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Telle était la disposition des esprits lorsque M. Piccini vint à Paris sous la protection de M. l'ambassadeur de Naples. Il y avait été précédé depuis long-temps par la réputation la plus justement méritée. Le succès de sa Bonne Fille, quelque mal que la pièce eût été parodiée, et quelque médiocre qu'en fût l'exécution, celui de tous les opéras du sieur Grétry, qui s'était glorifié jusqu'alors d'être son élève, tous les morceaux de sa composition qu'on avait entendus avec transport au Concert des Amateurs et au Concert spirituel; que de raisons pour être prévenu en sa faveur! Son arrivée fut annoncée avec éclat; nos plus célèbres artistes, nos plus grands virtuoses, à l'exception cependant du sieur Grétry, s'empressèrent à lui rendre hommage; et les comédiens italiens ayant donné une reprise de la Bonne Fille, le public demanda l'auteur à grands cris, et le reçut avec des acclamations multipliées. C'est alors que le parti des gluckistes frémit, et que celui des Sacchini, des Piccini, des Traëtta reprit un peu courage.

On sut que notre auguste souveraine, qui s'intéresse au progrès de tous les arts, qui daigne elle-même en cultiver plusieurs, et qui les protége tous comme une branche précieuse du bonheur public; on sut on sut que notre auguste souveraine désirait de fixer M. Piccini en France; on sut que l'Opéra lui avait fait un traitement assez considérable; on sut aussi que M. Marmontel avait arrangé plusieurs poëmes de Quinault pour les

rendre plus susceptibles et de la forme et de l'expression musicale; qu'il en avait confié un au sieur Piccini, et qu'ils travaillaient tous les jours ensemble. Que de circonstances réunies pour exciter les plus vives alarmes! « C'est donc une nouvelle révolution qu'on nous prépare! Quelle tyrannie! Vouloir sans cesse varier nos plaisirs! Est-ce qu'on peut changer de système en musique comme en politique? A peine nous étionsnous accoutumés, disaient les uns, à cette musique nouvelle, qui du moins se fail presque aussi bien entendre que celle de nós pères, qu'il faudra encore y renoncer! A peine, disaient les autres, avions-nous formé le goût de la nation, qu'on veut la replonger dans la barbarie. Nous étions parvenus à lui inspirer le grand goût, ne voilà-t-il pas qu'on veut lui donner celui des colifichets, de tous ces ornemens frivoles dont l'Italie même est dégoûtée! Est-ce pour flatter l'oreille qu'on fait de la musique? C'est pour peindre les passions dans toute leur énergie, c'est pour déchirer l'âme, élever le courage, accoutumer les sens aux impressions les plus pénibles, former des citoyens, des héros, etc., etc. Réunissons, Messieurs, tous nos efforts pour détourner le fléau qui menace et le chevalier Gluck et la république entière. »

En conséquence, les pamphlets, les sarcasmes, les petites lettres anonymes volent de toutes parts. Le Courrier de l'Europe, la Gazette du soir, tous les journaux, en prodiguant sans cesse au

chevalier Gluck les éloges les plus excessifs, sèment avec adresse les préventions les plus capables de nuire aux succès de Piccini. On ne l'attaque point ouvertement, mais on tâché en secret de détruire toutes les opinions qui pourraient lui être favorables. Loin de s'engager dans de longues discussions, on se contente de laisser échapper quelques mots en passant; une plaisanterie, un trait malin suffit. Le ridicule qu'on ne peut jeter sur le compositeur, on cherche à le répandre sur le poëte qui s'est associé avec lui.

M. Marmontel s'avise de dire à une représentation d'Alceste, que ce vers sublime,

Par son accent m'arrache et déchire le cœur,

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tout sublime qu'il est, lui arrache les oreilles. On imprime ce qu'il a dit dans la Feuille du soir, mais on ajoute. Son voisin, transporté par le sublime de ce passage et la manière dont il était rendu, lui répliqua : « Ah! Monsieur, quelle fortune si c'est pour vous en donner d'autres. »

Le prétendu voisin était M. l'abbé Arnaud. Débuter dans une querelle de musique par se prendre par les oreilles, cela semble assez naturel; mais deux confrères, deux membres de l'Académie française, deux encyclopédistes! O philosophie, quel scandale ! M. Marmontel voulut bien mépriser cette première insulte. Il ne répondit pas davantage à une lettre du chevalier Gluck

revue et corrigée par M. le bailli du Rollet, quoiqu'il y fût traité sans ménagement,

et qu'on eût eu l'indiscrétion de faire courir la lettre dans tout Paris, pour l'insérer ensuite dans le Courrier de l'Europe. Mais un trait dont il se trouva formellement blessé, parce qu'il y crut voir l'intention la plus déterminée de nuire à son ami Piccini, c'est la plaisanterie qui parut quelques semaines après dans cette même Feuille du soir, destinée à jouer le plus grand rôle dans ces illustres querelles. La voici « Savez-vous, dit hier quelqu'un à l'amphithéâtre de l'Opéra, que le chevalier Gluck arrive incessamment avec la musique d'Armide et de Roland dans son portefeuille? De Roland? dit un de ses voisins; mais M. Piccini travaille actuellement à le mettre en musique. Eh bien, répliqua l'autre, tant mieux, nous aurons un Orlando et un Orlandino. » ·

Il faudrait avoir le génie même du chantre d'Orlando, pour le moins tout le talent de celui d'Orlandino, pour peindre au naturel le ressentiment, l'indignation, la colère que cette mauvaise plaisanterie excita dans l'âme de M. Marmontel, les suites funestes de ce premier mouvement et les malheurs qui pourront en résulter encore et pour la musique et pour la philosophie. Ce misérable jeu de mots d'Orlando et d'Orlandino est la première étincelle qui embrasa toute notre atmosphère littéraire, et le destin qui tient dans ses mains le cœur des sages, comme celui des rois, peut seul prévoir le terme où s'arrêtera ce grand incendie.

Il y avait déjà quelques jours que la feuille de

discorde avait paru, et que le plus grand nombre des lecteurs l'avait oubliée, lorsque M. Marmontel, qui venait seulement d'en être instruit, déclara dans une assemblée de vingt personnes chez M. de Vaines, l'ancien commis des finances, qu'il n'y avait qu'un (ce n'est pas notre faute si l'Académie adopte aujourd'hui des expressions que nous n'aurions jamais osé répéter sans une autorité aussi respectable -), qu'il n'y avait qu'un gueux, un maraud qui pût s'être permis un sarcasme aussi méchant, aussi infâme. L'intérêt avec lequel M. S... osa le défendre, ne laissa aucun doute à M. Marmontel sur le véritable auteur de cette ingénieuse plaisanterie. Tout le monde l'attribuait à l'abbé Arnaud; M. Marmontel vit bien qu'il fallait être de l'avis de tout le monde; mais les épithètes qu'il venait de choisir pour caractériser un de ses confrères lui parurent toujours les plus propres et les plus convenables du monde. La scène fut aussi vive qu'on peut l'imaginer.

Depuis ce moment fatal la discorde s'est emparée de tous les esprits, elle a jeté le trouble dans nos académies, dans nos cafés, dans toutes nos sociétés littéraires. Les gens qui se cherchaient le plus se fuient; les dîners même, qui conciliaient si heureusement toutes sortes d'esprits et de caractères, ne respirent plus que la contrainte et la défiance; les bureaux d'esprits les plus brillans, les plus nombreux jadis, à présent sont à moitié déserts. On ne demande

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