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livres. Elles pourront leur donner une idée de la manière dont Le Brun, si audacieux et si grand dans les grands sujets, savait, dans les sujets agréables, adoucir ses couleurs et rabaisser son vol sans renoncer cependant à cette poésie de style qu'il ne croyait étrangère à aucun genre. La première de ces deux odes est en dialogue. Elle n'a que huit vers; mais dans un si court espace elle offre une vaste scène, et met, pour ainsi dire, sous les yeux l'Olympe, le triomphe du maître des Dieux et sa défaite. On la croirait tirée de l'Anthologie. Querelle de Jupiter et de l'Amour.

JUPITER.

D'un trait je puis te mettre en poudre ;
Sors, faible enfant, sors de ma cour.

L'AMOUR.

Va! mon arc se rit de ta foudre;

Crains ce faible enfant, crains l'Amour.

JUPITER.

Orgueilleux ! connais mon empire;
Vois-tu ces géans foudroyés?

L'AMOUR.

Dieu tonnant! vois Léda sourire ;
Deviens cygne, et tombe à mes pieds.

L'autre est plus longue, et d'une couleur de style un peu plus forte, mais d'un goût exquis. Sans être une imitation précise d'aucun ancien poëte, elle respire, en général, l'imitation des anciens et particulièrement le génie d'Horace.

A un jeune ami (1).

A ta volage Cythéride,

Ami, c'est trop donner de regrets et de pleurs,
Abjure une plainte timide;

Dédaigne une amante perfide

Dont la pitié superbe insulte à tes douleurs.

Souviens-toi des mœurs de Bysance (2)!
Digne de ton berceau, maîtrise la beauté :

(1) C'était l'intéressant et malheureux André Chénier.

(2) André Chénier, ainsi que son frère, était né à Constantinople.

{

Ou du moins implorant l'absence,
Arme-toi contre la puissance

De ces yeux où périt ta douce liberté.

En vain l'élégie éplorée

Te peindrait exhalant ta douleur et tes jours;
Serais-tu beau comme Nirée,

Une douleur désespérée

Jamais ne ralluma le flambeau des Amours.

Pleura

Je sais bien qu'Achille à ton âge
pour Briséis au fond de ses vaisseaux;
Et ses cris frappaient le rivage

Où Thétis, comine un doux nuage,
A ses yeux désolés s'éleva sur les eaux.

Mais tu sais qu'une docte lyre
Charma le désespoir de ce jeune lion;
La gloire prompte à lui sourire
Triompha de ce vain délire;

Et ses pleurs essuyés menaçaient Ilion.

Entends-tu le cri de la gloire?

Cours défendre ces bords où pâlit le croissant;
De Vénus éteins la mémoire;

Ceins le glaive de la Victoire,

Et fais payer tes pleurs au Scythe frémissant.

J'en pourrais citer un grand nombre d'autres, et maintenant que j'ai transcrit ces deux-ci, je m'en rappelle plusieurs qui me semblent plus agréables, ou plus piquantes. Il y en a de tout-à-fait anacréontiques; il y en a aussi que l'on pourrait nommer élégiaques, telles que presque toutes celles qui sont adressées à Adelaïde, dans le troisième livre, et à Lucile dans le cinquième. Je regrette aussi de n'avoir pu parler avec quelqu'étendue d'aucune des grandes odes faites dans un âge avancé, pour faire voir que la manière et le style y sont absolument les mêmes que dans celles de la jeunesse et de l'âge mûr de l'auteur; car ce n'est point ici un de ces recueils de vers dans lesquels l'amitié, l'obligeance, et souvent l'esprit de coterie ou de parti trient avec peine quelques vers heureux, et les citent pour exemple du mérite général d'un

C

ouvrage où ils sont presque seuls; c'en est un où des dispositions toutes contraires peuvent seules engager à ne citer que des défauts, à donner pour constant que c'est ce qui y domine, et à paraître embarrassé pour y démêler quelques beautés.

Des défauts, il y en a sans doute, et même d'assez graves. Les deux principaux sont ou des nouveautés hasardées et quelquefois tout-à-fait inadmissibles, ou des jeux d'esprit et des oppositions affectées, qu'il est étonnant qu'un poëte nourri toute sa vie des études les plus saines, et qui n'eut jamais sous les yeux que les modèles les plus purs, se soit permis. Je ne donnerais point pour exemple du premier de ces défauts les deux vers de la seconde ode à M. de Buffon:

Poursuis! que tes nouveaux ouvrages
Remportent de nouveaux outrages.

Ce mot seul remportent, au lieu de tout autre mot qu'il eût été facile de trouver, fait voir les outrages de l'envié comme des récompenses et des prix. Je ne choisirais pas non plus, dans l'ode sur l'enthousiasme, ces vers sur l'invention des aérostats:

Et Mongolfier quittant la terre

Se précipite dans les cieux,

Aucun des mots communs qui se présentaient naturellement, ne pouvait peindre aussi bien que se précipite la rapidité prodigieuse avec laquelle s'élevèrent quelques uns des premiers aérostats. Je respecterais aussi, ou plutôt j'admirerais dans une autre ode cette expression qui consacre un fait réel, honorable pour un artiste français:

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Ici la mer, ou même, si l'on veut, la vague, personifiée par ce seul mot qui lui donne un sentiment, comme la poésie le peut et le doit, fait elle-même tableau; et le poëte se montre le rival du peintre. Mais dans cette sublime ode sur l'enthousiasme, je citerais, comme le

trait peut-être le plus fort et le plus répréhensible en ce genre, ces quatre vers:

Les ames de gloire effrénées ↳

Par un essor inaltendu,

Se plongent dans leurs Destinées

A travers l'obstaclè èpèrdu.

Ce n'est pas que l'ingénieux auteur ne trouvât moyen de les défendre, et qu'il ne tînt sur-tout beaucoup au dernier vers. Les lâches ont peur de l'obstacle, disait-il, et fuient éperdus devant lui; les braves l'affrontent et le renversent; c'est à lui de fuir et d'avoir peur. Je persisterais cependant à blâmer cet excès d'innovation et d'audace, comme je l'ai fait du vivant même de Le Brun, et de vive voix et par écrit.

Le second défaut se fait sur-tout sentir dans ses petites odes, pleinės d'images gracieuses, de pensées fines et délicates, mais qui vont quelquefois jusqu'à une sorte d'affectation et de raffinement. Cela est cependant plus rare qu'on ne l'a prétendu; on ne pourrait trouver dans tous les six livres aucun autre exemple d'idées et d'expressions antithétiques et peu naturelles aussi condamnable qué cette strophe entière d'une ode, d'ailleurs charmante, A un ami quitté par sa maîtresse (1). Ah! poursuivre la chimère

D'un espoir désespérant,

C'est vouloir dans l'onde amère
Boire un flot désaltérant ;
C'est, Danaïde insensée,

Remplir une urne percée ;
C'est aux vents tendre ses rets;
C'est prêter avec démence

Une crédule semence

A d'insolvables guérets.

Mais pour être juste, il faut ajouter que cet exemple est anique dans tout le recueil, et que le reste de Pode même d'où il est tiré est plein de grace, en même tems que de poésie et de nouveauté. Je n'en veux pour preuve

(1) L. IV, od. XXIV, p. 286.

que la dernière strophe, que j'offre ici au lecteur ami des vers, pour le consoler de l'autre.

C'est donc peu que l'infortune
Nous laisse un noir souvenir;
Et notre crainte importune
Rêve des maux à venir !

Telle, aux bocages de Gnide,
Dormant d'un sommeil timide,
La colombe des amours,
Par un vain songe obsédée,
Souvent expire en idée

Sous l'ongle absent des vautours.

J'ai tâché de faire connaître au public plutôt par des citations que par des discussions quel est le mérite réel d'un poëte lyrique qu'on ne lui a pas présenté jusqu'ici sous les mêmes traits. J'ai repris d'un peu loin ce sujet, et l'ai rattaché aux grandes questions du style poétique sur lesquelles l'exemple des grands lyriques anciens, étrangers et même français, pouvait seul jeter du jour. Je crois qu'il en résulte, à tous les yeux non prévenus, une preuve très-évidente, que Le Brun considéré comme poëte lyrique, mérite, et ne peut manquer d'obtenir dans la postérité une place éminente sur notre Parnasse. C'est à cette postérité seule qu'il appartient de lui assigner son véritable rang. Il me reste à le considérer dans les autres genres qu'il a traités ; c'est ce que je ferai plus brièvement, ces genres n'ayant pas pour nous, à mon avis, la même importance que celui dans lequel nous n'avions encore qu'un, ou tout au plus deux poëtes à qui l'on pût donner le nom de grand. GINGUENÉ.

(Le dernier article à un prochain numéro.)

ESSAI SUR LE JOURNALISME, DEPUIS 1735 JUSQU'A L'AN

1800. Un vol. in-8°. - Prix, 4 fr. 50 c., et 5 fr.

50 c. franc de port. A Paris, chez D. Colas, imprim.-libraire, rue du Vieux-Colombier, no 26.

(SECOND ARTICLE.)

Les rédacteurs de ces nombreux Magasins, Chroniques, Revues, etc. qui paraissent en Angleterre, se don

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