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brave la fièvre et l'insomnie! écrivait un critique, et ce critique était Laharpe; qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire, en poésie, que jusque là M. de Buffon s'était toujours bien porté et avait toujours bien dormi; pas davantage. Veut-on savoir ce que ce même critique put dire de la prémière strophe? il la traita d'inconcevable amphigouri.-Et les suivantes, et sur-tout celle des Epoques de la nature, qu'en dit-il? — Il n'en parla pas. Continuons. Les deux monstres obéissent à l'Envie; et volent vers le séjour habité par le Pline français.

A peine elles touchaient au seuil du noble asile,
Que la fille d'Hébé l'abandonne et s'exile ;
Morphée en gémissant voit flétrir ses pavots.
Leur vol a renversé ces tubes et ces sphères
Qui loin des yeux vulgaires,

Servaient du demi-dieu les sublimes travaux.

Déjà le grand homme languit; sa vie s'éteint; la nature jette un cri d'amour et d'épouvante; ce cri pénètre jusqu'aux bords du Cocyte: Lachésis et Clotho en sont émues; mais Atropos est inflexible, et

Déjà presse le fil entre ses noirs ciseaux.

C'en était fait; soudain une ombre tout en pleurs s'élance du fond de l'Elysée et se jette aux genoux de la Parque. C'est l'ombre d'une épouse que Buffon avait perdue à la fleur de l'âge et de la beauté. Il y a autant de douceur et de sensibilité dans sa prière qu'il y a, dans tout le reste, de nouveauté, de force et de grandeur.

< Ah! garde-toi de rompre une trame si belle ;
Par le nom d'un époux ma gloire est immortelle ;
Je lui dus le bonheur, qu'il me doive le jour.
Orphée, en t'implorant, obtint son Eurydice;
Que ma voix t'attendrisse !

Sois sensible deux fois aux larmes de l'Amour!

Dès mon aurore, hélas! plongée aux sombres rives,
Je ne regrette point ces roses fugitives

Dont l'amour couronna mes fragiles attraits :
O mort! combien pour moi ta coupe fut amère !
J'étais épouse et mère ;

Un fils et mon époux font seuls tous mes regrets,

Ah! prends pitié d'un cœur qui s'immole soi-même,
Qui, par excès d'amour, craint de voir ce qu'il aime!
Qu'il vive pour mon fils, c'est vivre encor pour moi.
O Parque! ma douleur te demande une vie
Déjà presque ravie :

La moitié de lui-même est déjà sous ta loi. »

A peine elle achevait : le demi-dieu respire, etc.

Soyons de bonne foi, lorsqu'un poëte a produit un pareil chef-d'œuvre, (car il faut appeler les choses par leur nom,) lorsqu'au lieu des applaudissemens qu'il mérite, il est accueilli par des critiques pointilleuses, fausses et malveillantes, il paraît bien excusable d'avoir terminé la seconde édition de son ode par ce mouvement d'orgueil et ces expressions de mépris:

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Quel reptile insolent coasse dans la fange?
Mes chants en sont plus doux ; ses cris plus odieux.
Tandis qu'un noir Python siffle au bas du Parnasse,
Pin dare avec audace

Vole au sommet du Pinde et chante pour les Dieux.

On a moins critiqué, ou, si l'on veut, plus généralement loué la seconde ode à M. de Buffon (1). Elle a pourtant encore éprouvé des critiques injustes; et si l'on en a cité de fort belles strophes, je ne me rappelle pas que l'on ait même parlé de celles que je regarde comme les plus belles; ce sont les deux strophes de la fin. Il est vrai que cela brûle à copier; cela est aussi trop beau, trop supérieur pour l'élévation des pensées, la sensibilité vraie et profonde, l'harmonie et la perfection du style, à tout ce qu'on pourrait vouloir mettre en parallèle,

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T'offrir des honneurs immortels,

Et le Tems, vengeur légitime,
De l'Envie expier le crime,
Et l'enchaîner à tes autels.

Moi, sur cette rive déserte
Et de talens et de vertus,
Je dirai, soupirant ta perte :
Illustre ami! tu ne vis plus!

La Nature est veuve et muette.....!
Elle te pleure, et son poëte

N'a plus d'elle que des regrets.
Ombre divine et tutélaire,

Cette lyre qui t'a su plaire,

Je la suspends à tes cyprès.

Figurons-nous ces vers chantés devant Buffon luimême, sur une musique expressive (1), par une dame qui avait alors des talens aimables, et qui comprenait encore que l'on pût trouver beaux les vers de Le Brun et avoir quelque bon goût; représentons-nous l'émotion de toute l'assemblée, et celle de l'illustre vieillard; qui se lève et qui embrasse, en fondant en larmes et la cantatrice et le poëte........ Au lieu de nier ce qui est évident, de vouloir ternir ce qui est beau et ravaler ce qui est grand, ne vaut-il pas mieux, quand on aime son pays, la poésie et les lettres, jouir encore en idéé, ou par le souvenir, de cette scène attendrissante et de ces beaux momens de la lyre française ?

J'ai cru devoir entrer dans quelques détails sur les premières grandes ́odes de Le Brún, pour y faire observer ce que sa manière avait été dès l'origine, en quoi elle consiste, et comment, en hasardant trop, en inventant presque toujours, le poëte, il est vrai, pouvait quelquefois donner lieu à de justes critiques; mais combien

(1) C'était Mlle Beaumesnil de l'Opéra qui avait mis cette ode en musique, à la demande de Mme de G...., et ce fut cette dame qui la chanta, en s'accompagnant de la harpe. J'ai entendu ailleurs, et eu entre les mains cette musique. Plusieurs strophes que je me rappelle encore étaient remarquables par la grâce, l'expression, et par une heureuse facilité.

plus souvent les critiques dures et violentes qu'on en a faites, ont eu des causes toutes contraires à l'esprit de justice, à la connaissance et au sentiment de l'art. Maintenant le lecteur impartial est instruit ; il peut ouvrir au hasard les six livres dont ce recueil est composé, il y trouvera, d'un bout à l'autre, ce style et cette manière. Je ne m'arrêterai donc plus à en citer des exemples, je ne ferai que désigner, dans chaque livre, les grandes odes où il y aurait, pour le bien de l'art, le plus d'ob→ servations à faire, et pour le plaisir du lecteur, le plus de citations à prendre.

Je mettrai de ce nombre, et au premier rang, l'ode sur l'enthousiasme (1), que quelques taches ne peuvent pas empêcher d'être une des plus grandes et des plus riches productions de notre muse lyrique; je citerai l'ode sur le passage des Alpes par le prince de Conti, consacrée à la gloire de ce prince après sa mort; et celle sur l'état de décadence de l'ancienne monarchie française, faite vers. la fin du règne de Louis XV; et dans un genre plus doux, quoique toujours d'un grand style et dans de grandes proportions, l'ode du troisième livre, intitulée Astrée, ou les regrets de l'âge d'or, et celle qui porte le nom d'Europe, et celle qui est adressée à Vénus. Dans le quatrième livre, outre plusieurs odes citées plus haut, la traduction du Pindarum quisquis studet æmulari d'Horace, traduction qui réunit la hardiesse à l'exactitude; et le mérite d'une version fidèle à la liberté d'une composition originale. Dans le cinquième, l'ode charmanté Sur nos paysages, dont chaque strophe, à une ou deux près, offre un petit tableau parfait, et qui forme, dans son ensemble, une galerie de paysages délicieux; et la grande ode morale Contre le luxe; et la sublime et terrible ode intitulée Alcée contre les juges de Lesbos, unique dans notre langue, et sans modèle, même dans l'antiquité; et malgré quelques strophes qui sentent un peu trop le travail d'une composition plus réfléchie que dictée par l'enthousiasme, l'ode qui a pour titre Les conquêtes de P'homme sur la nature; et l'ode vraiment anacréontique

(1) Liv. II, Ode I, pag. 73.

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-Sur les avantages de la vieillesse,. et celle qui, de l'aveu
même de tous les critiques, est la plus belle de Vanteur,
j'ajouterai une des plus belles que nous ayons dans notre
langue, et qui existent dans aucune, l'ode Sur levaisseau
le Vengeur. Dans le sixième livre, enfin, je citai en
core l'ode si piquante par son sujet, et si brillante dansk
son exécution, intitulée Mes souvenirs, ou les des
rives de la Seine; et ce sublime Chant d'un philanthrope
pendant les horreurs de l'anarchie;, et cette grande Ode
nationale contre l'Angleterre, l'une des dernières, et
l'une des plus grandes compositions de l'auteur; et cet
Exegi momentum, où l'on voit sans doute l'élan d'un
orgueil poétique un peu fort, mais qui suffirait seul pour
le justifier.

:

Voilà donc vingt-cinq grandes odes, au moins, qui sont, par leur étendue, par les sujets qu'elles traitent, par les mouvemens, par les images et par le style, dignes d'être placées parmi nos plus belles poésies lyriques. Quel est celui de nos grands poëtes dont on en peut compter autant? J'en pourrais indiquer beaucoup d'autres sur divers sujets, telles que celle qui a pour titre A nos sybarites sur le jour de la moisson; et l'ode satirique Contre Sisyphe, et celle où l'auteur soutient Que l'étude de la nature est préférable même à celle des anciens. J'ajouterais l'ode élégiaque Sur la mort de Lycoris, et celle qui fut écrite Pendant une maladie de l'auteur; et la très-belle ode, quoique de peu d'étendue, qui a pour titre : Arion; et enfin un grand nombre d'autres, dont les sujets sont aussi variés que le rhythme et les formes, mais dont les titres seuls tiendraient ici trop de place, et dont la simple nomenclature, puisque je ne puis plus me permettre aucun détail, ferait trop ressembler cet article à une table des matières.

Et je n'ai encore rien dit d'un nombre, pour le moins égal, de petites odes anacréontiques, bachiques et galantes, qui, entremêlées avec les grandes odes, délassent agréablement l'esprit du lecteur. Pour délasser aussi celui des nôtres que ceite sèche énumération peut fatiguer, je finirai par citer deux de ces petites odes tout entières, l'une du premier, l'autre du second

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