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lui donne-t-elle toute sa vie? Elle nous le dit à chaque instant c'est pour se fuir elle-même; elle ne peut rester en tête-à-tête une heure avec ses réflexions. Rien ne l'accable plus que la solitude. Elle est de ces personnes qui ont besoin des autres pour faire du bruit autour d'elles, pour empêcher leur pensée de se recueillir. Voilà pourquoi elle se disperse dans le tumulte, elle se perd avec une sorte de frénésie dans les dehors de la vie. Elle fait de la nuit une conversation agitée qui chasse l'insomnie; elle réserve le jour pour le sommeil. Le soir arrivé, elle reçoit ses visites, et le souper couronne cette inutile et active journée. Dernière et grave occupation! N'est-ce pas Mme dụ Deffand qui disait du souper « qu'il était une des quatre fins de l'homme? » Elle a raison pour l'homme de son temps, je veux dire la seule espèce d'hommes qu'elle connût et dont pas un seul ne manqua un jour aux règles de cette théologie facile.

La marquise elle-même ne transgressa jamais ce premier précepte de sa morale. Quand elle ne reste pas chez elle, on est sûr de la retrouver auprès de Mme de Luxembourg, chez qui elle veille jusqu'à quatre heures du matin, au Temple, chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, cheż Me de La Vallière, chez le président, chez Mme de Valentinois. Quand M. de Choiseul sera revenu à Paris de son long exil, auquel Me du Deffand aura cu la gloire de rester fidèle, elle sera des petits et des grands soupers. On disposait pour la spirituelle aveugle une petite table à côté de la grande, et trois ou quatre amis venaient s'y asseoir près d'elle. Elle va à la comédie; elle ne perd aucune occasion de se distraire. Si tel jour, tel

soir, elle n'est pas à Paris, c'est qu'elle est en visites à Montmorency chez M. de Luxembourg, à Roissy chez les Caraman, à Rueil chez les d'Aiguillon, à Versailles chez les Beauvau, à Auteuil chez Me de Boufflers. Elle est aveugle, elle est d'une complexion délicate, qu'importe? Elle ne perdra pas un soir, pas une heure pour le plaisir. A toutes ces fêtes, il faut qu'elle paraisse. Sa faiblesse d'Hercule, comme elle disait d'elle-même, suffit à toutes ces fatigues qui tueraient une autre femme. Ce qui la tuerait, elle, ce serait sa propre pensée. Avant tout, c'est sa pensée qu'il faut fuir.

Ne la croyez pas un instant dupe de cette foule brillante où elle cherche l'oubli de soi. Rien n'égale l'amertume de ses jugements généraux sur le monde, sinon celle qui éclate dans ses jugements particuliers sur les amis dont elle vit entourée. Quelle impitoyable maîtresse de maison! Voyez plutôt cette esquisse de son salon, tracée par elle-même, avec les noms propres au bas des portraits, de peur qu'on ne s'y trompe. « J'admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressorts qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir. Chacun jouait son rôle par habitude; Me la duchesse d'Aiguillon crevait de rire, Mme de Forcalquier dédaignait tout, Mme de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j'étais abîmée dans les réflexions les plus noires; je pensais que j'avais passé ma vie dans les illusions, que je m'étais creusé à moi-même tous les abîmes dans lesquels j'étais tombée, que tous mes jugements

avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu'enfin je n'avais parfaitement bien connu personne... A qui puis-je donc avoir recours? (20 octobre 1766).

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Ces plaintes, ces retours désolés sur soi, et en même temps cette fuite perpétuelle hors de soi, cette crainte de se retrouver et ce sentiment du rien dont est fait ce monde où elle cherche en vain à s'étourdir, quelle éloquente justification de la pensée de Pascal! « On ne recherche la conversation et les divertissements que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir... Quand j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près... De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude est dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court. On n'en voudrait pas, s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche; mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit... De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. »

Ces belles paroles de Pascal pourraient être placées au frontispice de cette correspondance. L'ennui dans le monde serait le vrai titre de notre étude. Personne, durant un si long cours d'années, ne s'est

plus sincèrement ennuyé que la marquise en faisant plus d'efforts pour échapper à sa destinée; d'elle aussi on peut dire qu'elle a bâillé sa vie, comme plus tard Chateaubriand le dira de lui-même, bien qu'à vrai dire il n'y ait que des analogies superficielles entre ces deux formes de la tristesse : l'ennui de la société blasée du dix-huitième siècle, sans foi, sans idéal, et la mélancolie du commencement de ce siècle, celle de René, chez qui le doute se complique de véritables tourments d'âme, de romanesque et de passion.

Si maintenant nous cherchons la raison de ce grand ennui dont la marquise souffrit toute sa vie, outre les causes générales et vraiment humaines que marque d'un trait profond l'analyse de Pascal, nous en trouverons une toute particulière et personnelle dans cette vie si stérilement agitée. Ce mal qui la dévore, c'est l'abus, l'excès de l'esprit. — Quelle erreur cruelle pour soi et pour les autres, de penser que l'on puisse fonder sur l'esprit tout seul le bonheur ou même l'agrément d'une vie entière! S'il ne s'y joint quelque intérêt supérieur qui nous force à nous occuper d'autre chose que de notre propre divertissement, c'est-àdire encore de nous-mêmes, le châtiment de cet égoïsme intellectuel, si délicat, si raffiné qu'on le suppose, ne se fait pas attendre: c'est le désenchantement irrémédiable des autres et de soi-même. En ne vivant que pour son esprit et par lui, on arrive peut-être à développer en soi une sagacité extraordinaire, une justesse de vues, une pénétration incomparables. Est-ce là un élément de bonheur? Je ne le crois pas. On court moins de risque d'être dupe, cela

est vrai; mais n'est-ce pas une autre manière d'être dupe que de l'être de sa propre finesse, et n'a-t-on pas vu souvent une pénétration excessive aboutir à ce triste résultat, un scepticisme absolu sur la sincérité ou la grandeur des motifs par lesquels s'honore la volonté de l'homme? Cette faculté fatale de l'analyse à outrance, on la voit ainsi se retourner contre celui même qui aime à s'en servir. Que de ravages ce mal de l'analyse perpétuelle, irrésistible, répand parmi certaines âmes! Comme il épuise vite le fond de la vie, comme il en tarit les sources et en décolore les aspects! Comme tout devient terne et froid sous sa mortelle atteinte, comme tout s'attriste et se dessèche en nous et autour de nous! Rien n'est monotone comme l'esprit tout seul, réduit à lui-même. Cela vibre, cela brille, mais de quel éclat peu varié ! On se fatigue vite de ce qui n'est qu'ingénieux sans être autre chose, sans provoquer en nous quelque noble émotion, sans exciter quelque haute idée. L'esprit n'a vraiment tout son lustre, il ne produit tout son effet et son agrément que lorsqu'il s'emploie au service de quelque chose qui soit supérieur à lui, la vérité, l'humanité, la justice. Par luimême, il ne peut nous donner ni une joie profonde ni un plaisir durable, à peine une minute d'éblouissement qui laisse notre âme plus dénuée et plus pauvre qu'auparavant.

C'est la loi on n'échappe au sentiment du néant humain que par les nobles affections qui étendent ou multiplient notre être en y associant quelque autre, soit ce large et puissant amour de l'humanité qui nous tire hors de nous-mêmes, soit les enthou

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