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donner à l'arbitraire et à la violence les formes et le mensonge de la légalité, de remettre à quelques-uns des chefs ou des serviteurs du peuple la responsabilité tout entière, l'initiative de ses crimes, de multiplier ses moyens d'action par l'unité du plus absolu despotisme, et ce jour-là régnera officiellement la Terreur; mais c'est bien elle que longtemps d'avance annonce André Chénier; c'est elle qu'il flétrit dans l'esprit révolutionnaire déchaîné, qu'il essaye de détruire par l'in dignation publique.

Et quand des publicistes, encore à l'heure qu'il est, feignent de ne pas comprendre cet axiome du plus simple bon sens, que l'esprit révolutionaire est le pire ennemi de la Révolution, dont il compromet les plus justes conquêtes, nous les renvoyons à André Chénier. C'est dans ces pages si vigoureuses et si précises qu'ils apprendront que la Révolution, dans son sens légitime, est le nom d'une ère nouvelle, celle de l'égalité rétablie et du travail affranchi, de la liberté de conscience assurée, du contrôle imposé au pouvoir, la fin en un mot d'un régime politique et social, le commencement d'un autre. Voilà ce que voulait André Chénier, ce qu'il aimait d'un ardent amour. L'esprit révolutionnaire est tout autre chose; c'est l'insurrection en permanence, la désobéissance à la loi, le mépris de la liberté et du droit d'autrui. La Révolution est une forme nouvelle de société, commençant et finissant à une date précise; ce sera, si l'on veut, à la date du 4 août 1789. L'esprit révolutionnaire est chez un peuple l'agent le plus sûr et le plus mortel de la décomposition sociale. L'éternel honneur d'André Chénier est de n'avoir pas

confondu le principe qui anime une société nouvelle avec celui qui la détruit. Il a payé de sa tête le droit de faire cette distinction; nous pouvons bien payer de quelques injures le droit de la main

tenir.

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Nous touchons au moment le plus douloureux de la vie publique d'André Chénier, sa lutte avec son frère Marie-Joseph. La famille Chénier était divisée comme la société elle-même. Une lettre adressée par M. de Chénier père à sa fille, Mme de la Tour SaintIgest, nous en dit plus sur ce sujet que tous les commentaires. « Votre mère, écrit-il, a renoncé à toute son aristocratie et est entièrement démagogue, ainsi que Joseph. Saint-André et moi, nous sommes ce qu'on appelle modérés, amis de l'ordre et des lois. Sauveur est employé dans la gendarmerie nationale, mais je ne sais ce qu'il pense ni s'il pense. Constantin trouve qu'on n'a rien changé et que, quoiqu'il n'y ait plus de parlement, c'est comme du temps qu'il y en avait ; il a raison, car on marche, on vient, on boit, on mange, et par conséquent il n'y a rien de changé. » Tel

était l'intérieur d'une famille parisienne à la date du 24 décembre 1791.

Marie-Joseph démagogue, le mot est dur et, bien qu'on doive tenir compte du ton de familiarité d'une lettre, il porte coup. Est-il immérité? M. Charles Labitte a étudié à fond cette question 1. Il faut bien reconnaître que l'œuvre du poète et celle du citoyen se tiennent de près chez lui, et que le poète est plein des passions de son temps; qu'il apporte dans ses vers, même sur des sujets antiques, la fièvre de la rue ou du club ; que son théâtre enfin ne vit que d'allusions. Bien différent d'André qui oublie avec délices, dans la société de Moschus ou de Méléagre, les discussions violentes, les haines et les injures des partis, l'auteur de Charles IX et de Caius Gracchus ne parvient pas à s'en abstraire; il jette sur la scène le cri du tribun en alexandrins pompeux. D'autre part, le citoyen n'arrive jamais chez Joseph Chénier, ni dans ses discours à la Convention ou aux Jacobins, ni dans ses articles de journaux ou dans ses rapports, à oublier l'auteur dramatique et à le faire oublier. « Il y a loin d'un poète à un législateur, disait Mme Roland en parlant de lui. Je l'ai vu quelquefois ; je me souviens que Roland le chargea d'une proclamation du Conseil dont il lui donna l'idée. Chénier apporta et me lut ce projet. C'était une véritable amplification de rhétorique déclamée avec l'affectation d'un écolier à voix de stentor; elle me donna sa mesure. Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, un homme mal placé où il est, qui n'est

1. Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1844.

bon dans la Convention qu'à donner quelques plans de fêtes nationales. >>

Ce fut en effet son véritable emploi comme législateur. Les hymnes qu'il fit pour les fêtes de la Révolution, ses chants patriotiques, voilà ce qui lui créa une espèce de rôle et de figure distincte dans l'histoire de la terrible Assemblée, bien plus que ses discours politiques, qui n'eurent jamais une action réelle sur ceux qui les entendirent, et dont la postérité n'a pas recueilli un seul écho; cependant il flattait les passions des triomphateurs du jour, et il alla bien loin dans cette voie. La vivacité de son amourpropre, son impatience de la gloire, cette inquiétude d'humeur et cette partialité fougueuse que ses amis mêmes, comme M. Daunou, ne pouvaient pas nier, l'entraînaient vers les partis extrêmes. La nature de son talent aidait encore à cette impulsion et la précipitait. Il y a comme une affinité élective entre les opinions extrêmes en politique et les esprits exagérés. Une intelligence obsédée par les grands mots et les grandes phrases trouve plus aisément à les placer dans l'expression des doctrines excessives. Le jacobinisme était la politique de l'emphase; c'était naturellement celle de Joseph Chénier. Le goût est en toute chose le sens de la mesure, et l'écrivain à qui manque ce sens dans son style et dans sa pensée ne l'aura pas non plus dans la vie publique. Toutes les exagérations se tiennent, et la violence d'une théorie est le signe assuré d'une pensée qui ne se gouverne pas, quand elle n'est pas la marque d'une âme mauvaise. Or ce n'était assurément pas le cas du frère d'André; il poussa ses opinions à outrance parce qu'il

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