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Mme de Staël, c'est l'interruption perpétuelle au milieu de leurs graves et poétiques travaux, la perte de temps, la chose dont les amitiés françaises ont le moindre souci.)

« Je n'avais aucune raison de dissimuler avec elle, mais, ayant reçu dans ce temps un livre français qui renfermait la correspondance de deux dames avec Jean-Jacques Rousseau, je laissai voir à Mme de Staël combien j'étais choqué de cette indiscrétion. Elle prit la chose légèrement; elle parut même l'approuver, et fit entendre assez clairement qu'elle agirait à peu près de même à notre égard. Il n'en fallait pas davantage pour me rendre attentif et prudent, et me renfermer un peu.

<< Philosopher en société, c'est discourir vivement sur des problèmes insolubles. C'était le plaisir et la passion de Mme de Staël. Naturellement, de réponse en réplique, elle arrivait d'ordinaire jusqu'aux choses de l'esprit, du sentiment, qui ne doivent se passer qu'entre Dieu et l'homme. Avec cela, elle avait, comme femme et comme Française, l'habitude de persister sur les points principaux, et de ne pas écouter exactement ce que disait l'interlocuteur. Par là, elle éveilla en moi la fantaisie de contredire, de disputer sur tout, de la mettre souvent au désespoir par une opposition obstinée. C'est alors, du reste, qu'elle était tout à fait aimable, et qu'elle faisait paraître avec le plus d'éclat la prestesse de son esprit et de ses répliques.

« J'eus aussi avec elle plusieurs conversations suivies, où elle se montrait encore fatigante à sa manière, parce qu'elle ne souffrait pas sur les événements les

plus graves un moment de réflexion tranquille; il fallait, pour les affaires, pour les objets les plus importants, être aussitôt prêt que s'il s'était agi de recevoir un volant. Un jour, je lui soutins qu'elle était incapable d'un sérieux intérêt. Je dis qu'elle tombait chez moi comme une bombe, qu'elle m'étourdissait d'un coup violent et voulait qu'aussitôt on sifflât sa petite chanson, et qu'on sautât d'un sujet à un autre. Ce langage était fait pour lui plaire : elle voulait exciter une passion, n'importe laquelle. »

Tout cela était la rançon de l'esprit, et en particulier de l'esprit français, que Mme de Staël résumait en elle avec ses petits travers comme avec ses merveilleuses qualités.

La contre-partie de ce portrait légèrement satirique, c'est Goethe lui-même qui nous la fournit dans ces mêmes pages où il ne s'est pas montré avare de raillerie. Personne n'a loué en termes plus dignes et plus nobles que lui le projet, poursuivi avec tant de persistance par Mme de Staël, d'apprendre à connaître à fond la société allemande, de la coordonner et de la subordonner à ses idées; de s'enquérir des détails autant qu'il se pouvait; de s'éclairer, comme femme du monde, sur les relations sociales; de pénétrer et d'approfondir, avec son grand esprit de femme, les idées les plus générales de la philosophie elle-même. Voici le jugement vrai, définitif, digne de l'histoire : « Quoi qu'on puisse dire et penser des rapports de Mme de Staël avec la société de Weimar, ils furent certainement d'une grande influence pour la suite. Son ouvrage sur l'Allemagne, résultat de ces conversations familières, fut comme un puissant instrument qui fit la première

brèche dans la muraille chinoise d'antiques préjugés, élevée entre nous et la France. On voulut enfin nous connaître, d'abord au delà du Rhin, puis au delà du Canal, ce qui nous assura une influence très sensible sur l'extrême Occident. Nous devons donc bénir cette gêne et le conflit des individualités nationales, qui nous semblaient alors incommodes et tout à fait inutiles. » C'est l'exacte vérité. Schiller et Goethe lui-même ont dû le commencement de leur popularité et le rayonnement de leur gloire en France à cette voyageuse dont la noble curiosité et l'éblouissant esprit les troublèrent plus d'une fois tous deux, l'un dans son consciencieux travail et sa religion d'artiste, l'autre dans la sérénité de sa vivante apothéose.

CHAPITRE VII

LE POÈTE,

ANDRÉ CHENIER D'APRÈS DES PUBLICATIONS NOUVELLES.

SES VERS INÉDITS, SA MÉTHODE DE TRAVAIL1.

I

Il était dans la destinée d'André Chénier, non seulement d'être le dernier des classiques, un véritable ancien dans une langue moderne, mais encore d'éprouver, pour ses œuvres, la fortune d'un auteur antique, comme il en avait le génie, et de n'arriver que par fragments et, pour ainsi dire, par révélations successives, à la publicité et à la lumière. Nous tenons enfin dans nos mains l'édition sincère et complète de ses poésies. Mais après combien de vicissitudes! Comptons rapidement les principaux moments et comme les étapes dans la publication graduelle des études du poète, montrées enfin dans leur intégrité après tant

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1. OEuvres poétiques de André de Chénier, avec une notice et des notes par M. Gabriel de Chénier, 1874. - Poésies de André Chénier, édition critique par M. Becq de Fouquières, 1872. Documents nouveaux sur André Chénier et examen critique de la nouvelle édition de ses œuvres, par M. Becq de Fouquières, 1875.

de mutilations graves et d'arrangements qui ne l'étaient guère moins. André, quand il mourut, n'avait publié que deux pièces de vers, le Jeu de Paume en 1791, et l'Hymne aux Suisses de Châteauvieux, qui parut au mois d'avril 1792 dans le Journal de Paris. Connu comme publiciste, le poète était à peu près ignoré en dehors d'un petit groupe d'amis et du cercle de la famille. Ses œuvres poétiques étaient restées ensevelies pêle-mêle, dans un grand désordre apparent, malgré quelques indications, des lettres grecques inscrites en tête de chacune d'elles et qui les destinaient à prendre place plus tard dans les bucoliques, dans les idylles, dans les élégies ou dans les poèmes tels que l'Hermès. André Chénier avait l'habitude de mener de front plusieurs compositions, ce qui explique pourquoi si peu d'entre elles sont terminées. Son frère Joseph choisit l'une des plus parfaites, la Jeune Captive, et pour rappeler aux gens de goût, qui étaient rares et disséminés alors, le poète odieusement immolé, il publia cette dernière ode dans la Décade du 20 nivòse an ш. A l'époque du Consulat, il renouvela cette pieuse tentative, et la Jeune Tarentine parut dans le Mercure du 1er germinal an ix. En même temps, il lisait à des amis, à des collègues de l'Institut, plusieurs des plus beaux fragments qu'il retrouvait à l'état d'ébauches ou d'esquisses dans les manuscrits. Ce n'était encore, autour du nom d'André, qu'une louange timide qui commençait à naître, un applaudissement discret, comme si les rares confidents de ces œuvres craignaient encore d'être dupes ou complices de l'amitié fraternelle. Cependant

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