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avait d'abord traité assez simplement en 1638, et qu'il orna ensuite de plus en plus par de nouvelles figures et de nouveaux accessoires, appartient à ce genre plus étendu, de même que le sujet si pittoresque du jeune Pyrrhus sauvé. Le Moïse exposé sur les eaux, qui, relativement au paysage, offre des figures d'une petite proportion, se rapporte moins au même genre d'histoire, qu'à la classe des paysages historiques dont nous parlerons. C'est à l'occasion d'un tableau du Moïse sauvé, envoyé à M. Pointel, à Paris, et dans le-. quel M. de Chanteloup avait trouvé un charme supérieur à ceux de sa collection, que le Poussin, en rendant raison, à son ami, de cette différence, lui parle des anciens modes des Grecs, soit graves et sérieux, soit véhéments et pathétiques, soit touchants et doux, soit gais et riants. Il tâche, dit il, non-seulement d'exprimer, en changeant ainsi de modes, les différentes affections, sui vant qu'elles conviennent à la situation des personnes, mais d'exciter ces divers sentiments dans l'ame des spectateurs, conformément à leurs dispositions. Pour mieux y parvenir, il fait plier à son sujet la nature elle-même, dans les circonstances où la vérité historique le cède à la vraisemblance des faits. C'est ain si que, relativement à la belle composition du Frappement du Rocher, envoyée à Jacques Stella (et plus riche d'invention avec un moindre nombre de figures, que celle qui avait été peinte pour M. Gilliers dix ans auparavant), le Poussin répond au reproche qu'on lui faisait d'avoir supposé un lit profond, creusé dans un désert sec et aride, en disant à Stella, que ce phénomène est censé une suite du miracle qui a ouvert

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la terre en même temps que le rocher, afin qu'au lieu de se répandre çà et là, l'eau pût être recueillie aisément pour le besoin de la multitude. On trouve dans cette composition, comme dans celle de la Manne, de ces actions liées par une suite de mouvements transmis d'un côté à l'autre du tableau, et formant une sorte de chaîne qui étend ou propage les effets, qui groupe, unit ou rapproche les parties les plus éloignées. Jusque dans les tableaux mêmes où le tumulte de l'action occasionne le plus le désordre des scènes, on remarque cette succession de mouvements qui, opposés ou différents, ne laissent pas de lier diversement les groupes et les figures; comme, entre autres, dans l'Enlèvement des Sabines, jet répété deux fois, avec des circonstances de soldats armés ou non armés, et des accessoires de mères ou d'enfants, dont un émule du Poussin, l'auteur du Tableau des Sabines, paraît avoir profité. Mais le Poussin, bien différent de son imitateur, a su peindre le nu sans l'étaler; il a su donner la vie à ses figures, en les drapant noblement et avec décence, conformément à la condition, à l'âge et au sexe. Dans la Manne même, où il paraît retracer des statues grecques qui n'étaient pas drapées, il a suivi, en les habillant, les convenances sociales et historiques. Si dans quelques-uns de ses tableaux où il y a le plus de confusion et de mouvement, il a pu être blâme, par Reynolds, d'avoir trop divisé sa composition et dispersé sa lumiere, ce qui nuit à l'effet total des dignes et à l'harmonie du clair-obscur, c'est du moins là peut-être un beau désordre; mais c'est ce qui devient un défaut chez un imitateur dont les inventions manquent de mouvement,

Le genre historique, agrandi par le Poussin, lui en a fait mettre d'accord toutes les parties. Ses compositions, où les fabriques et les paysages tendent à l'effet général autant qu'à celui de la scène, présentent un grand ensemble. Tels sont, entre autres, pour les sujets accompagnés de fabriques, le tableau de la Mort de Saphire, et celui de la Femme adultère; et, pour les sujets ornés de paysages, le tableau des Aveugles de Jericho, et celui de Rebecca. Ces divers ouvrages donnent, par l'opposition ou la gradation des expressions, un exemple, plus ou moins simple, des quatre modes que le Poussin s'attachait à suivre. Le premier offre un sujet terrible de justice, tempéré par la pitié (V. ST. PIERRE, XXXIV, 331). Le second, qui contraste avec le précédent, montre un acte de bonté indulgente opposé à la malignité. Le Poussin, traitant, avec leur caractère propre, ces diverses scènes, suivant les localités et les mœurs et se rapprochant davantage d'une nature moins circonscrite par les formes grecques de l'antique, ne méritait pas le reproche que lui fait Mengs, de n'avoir pas mis dans la figure du Christ et celle des Juifs le grandiose que le sujet en lui-même ne comportait pas. Mengs, préoccupé du beau idéal, qu'il sépare trop du beau moral, a peu justement apprécié le Poussin d'après ce tableau, où des tons de couleur devenus plus lourds ou plus ternes ont pu appesantir la forme ou altérer les traits de quelques figures. C'est dans le troisième tableau, exprimant, par la guérison de deux aveugles, un acte de puissance et de bienfaisance, que le peintre a su donner au Sauveur la dignité et la grandeur convenables;

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et c'est là aussi, que par des sites imposants, et en rapport avec le sujet et les localités (que ce soient les environs de Jéricho, ou ceux de Capharnaum), l'idéal s'associe au vrai dans une juste mesure. L'hilarité que doit causer, à l'aspect des sites, la lumière du jour sur les aveugles, est à son tour la cause du plaisir qu'éprouve le spectateur, en voyant cette magnifique composition. Il appartenait à Sébastien Bourdon d'en développer les beautés naturelles, comme à Lebrun de décrire la composition de celui de la Manne. Enfin le quatrième tableau, sujet plein de grâce et de sentiment, achève de montrer que le Poussin, quoiqu'il sentît ce qui lui manquait du côté de l'amabilité du pinceau, et qu'il en fit l'aveu lors de l'envoi d'une grande figure de Vierge à M. de Chanteloup, pouvait cependant déployer, dans une composition nombreuse de jeunes filles, les attitudes gracieuses, variées et naïves qu'il a développées avec tant d'expression et de vérité. Ce fut à l'occasion du tableau des Couseuses du Guide, envoyé par l'abbé Gavot au cardinal Mazarin, où la Vierge paraît assise au milieu d'un cercle de jeunes compagnes, que Pointel, charmé de ce tableau, en demanda un semblable de femmes au Poussin, qui choisit l'heureux sujet de Rebecca. L'agréable convenance des sites, des usages et des costumes, jointe aux beautés expressives qu'il a su créer sans s'asservir à l'antique, ajoutait à l'effet de ce tableau, qui, par son genre historique et le bel accessoire du paysage, dut plaire bien plus que la scène d'intérieur, simple et sans action, du Guide. Dans l'ordre de mérite, comme dans l'ordre de temps, le tableau de la Femme adultère se

rapporte à l'époque où le peintre pensait le plus profondément, quoique le judicieux auteur du Manuel du Muséum français ait dit le contraire car ce tableau est postérieur aux deux qui le suivent, et que l'on a placés ensemble, comme les deux premiers, eu égard au caractère des sujets et à la liaison des faits. Le Poussin avait atteint l'époque où son génie, sans s'épuiser toutefois, était parvenu à sa maturité dans le genre historique proprement dit. Félibien, qui a pu alors bien mieux l'apprécier que De Piles, trop préoccupé du talent brillant de Rubens, avec lequel contraste tant le mérite sévère de notre peintre d'histoire, fit la connaissance du Poussin, non à Paris, où, bien jeune encore, il ne pouvait guère goûter les beautés réfléchies de l'art, mais à Rome, où son goût se développa dans les entretiens du Poussin : il apprit de lui à connaître les beautés des grands maîtres, qu'il voyait mises en œuvre et réunies avec des beautés nouvelles dans ses tableaux. On juge, par la description étendue et sentie, de celui de Rebecca où il désigne jusqu'aux nuances de couleur des vêtements, dont les teintes ont depuis perdu de leur vivacité, qu'il l'avait observé dans sa fraîcheur, et sortant du pinceau de l'artiste. La grâce naturelle des jeunes filles, l'air de bonté et de pudeur de Rebecca, firent demander des Madones au Poussin : il a donné en effet, à celles-ci, des airs de tête analogues à ceux de ce tableau, dans plusieurs de ses Saintes - Familles. Ce n'est point, sans doute, la grâce vraiment vierge de Raphaël; c'est plutôt la grâce maternelle, se rapprochant de la nature dans les tableaux de ce temps, et plus voisine de la sévérité antique dans les ouvrages an

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térieurs: ses enfants, ses génies, sans avoir la beauté originale ou angélique de leur modèle, charment par leur tour spirituel et aimable. Mais les paysages et les sites de la Judée, ou de la Syrie, caractérisent ou enrichissent ces mêmes compositions. Le Repos de la Vierge en Egypte, se distingue par la vue d'un temple du dieu Anubis, et un cortège de prêtres portant le corps d'Osiris, tirés de la Mosaïque de Palestrine; de même qu'on remarque, dans l'un des deux paysages relatifs aux Obsèques et aux Cendres de Phocion, une procession lointainede chevaliers, qui désigne l'époque de la mort du général athénien. Par ces tableaux, qui sont de véritables paysages, comme celui de Moïse exposé sur les eaux, terminé plus tard, en 1654, et laissant douter si ce n'est pas un tableau d'histoire, on voit que le Poussin, en s'ouvrant une carrière qui est l'inverse de la première, agrandissait, élevait les scènes de la nature, comme il avait étendu, agrandi l'histoire, et devait parvenir au point où les deux genres se toucheraient, et s'uniraient dans une parfaite harmonie. Sans avoir d'autres élèves que Gaspar et Jean Dughet, qui ne pouvaient guère qu'imiter ou graver ses compositions, toutes de génie, même dans l'exécution; le Poussin, terminant tout lui-même, dut inénager l'emploi de son temps, et le partager entre son travail et ses promenades, devenant pour lui de nouvelles études. Il n'admettait alors que peu d'amis dans son atelier. Félibien et le chartreux Bonaventure d'Argonne nous apprennent qu'ils étaient du petit nombre de ceux qui le voyaient peindre, dans l'intervalle de ses courses. Le sujet de Polyphème appelant Galatée au son de sa flûte, dont on

croit sentir le charme, à la vue d'un paysage plein de fraîcheur, et des Faunes amoureux des Nymphes qu'elle attire; celui de Diogène, si riant et si varié, où les sites les plus naturels et les plus riches, sans art et sans apprêt, semblent justifier l'action du philosophe, qui a jeté sa tasse, en voyant un jeune homme boire dans le creux de sa main; d'autres tableaux non moins poétiques, où, rivalisant avec le Lorrain pour la couleur, le peintre put à son tour en être imité dans l'embellissement des scènes, furent les premiers résultats de ses excursions pittoresques. « J'ai souvent admiré, »dit Bonaventure d'Argonne, qui l'a» vait connu chez le commandeur >> del Pozzo, le soin qu'il prenait » pour la perfection de son art. A l'âge où il était, je l'ai rencontré, » parmi les débris de l'ancienne Ro» me, et quelquefois dans la cam>> pagne, et sur les bords du Tibre, » dessinant ce qu'il remarquait le » plus à son goût. Je l'ai vu aussi » qui ramassait des cailloux, de la » mousse, des fleurs et d'autres ob>> jets semblables, qu'il voulait pein» dre exactement d'après nature. Je >> lui demandai un jour par quelle >> voie il était arrivé à ce haut degré » de vérité où il avait porté la pein»ture; il me répondit modestement: » Je n'ai rien négligé. » Ce mot est la réfutation de ceux qui ont vu, dans ses tableaux, avec Mengs, de pures esquisses, ou, avec d'Argenville, des compositions plutôt idéales que prises dans l'observation de la nature. Les

paysages dont nous venons de parler n'étaient pas encore les plus capitaux de ce genre, conçu, non simplement comme lié en particulier à la composition historique, mais comme moyen général d'ex

pression, en mettant en jeu la nature entière, par les phénomènes, les circonstances, les mouvements, les images, etc., pour exprimer un trait, un sujet moral ou allégorique, soit de l'histoire, soit de la fable. Mais déjà ils auraient plus que justifié ce qu'a dit Lanzi, qu'Annibal Carrache avait commencé, et que le Poussin avait achevé de créer le genre du paysage, si l'on devait entendre par-là que celui-ci n'eût fait que de beaux paysages histories. Le Poussin est allé plus loin : il a composé de véritables paysages historiques. Si tous, à proprement dire, ne semblent pas l'être, il les a rendus tels, par le trait poétique ou moral. Tels sont: l'Echo, ou les Effets de la frayeur, causée au loin, dans une campagne riante, par le cri d'un personnage fuyant à la vue d'un jeune homme mort, entortillé par un serpent;-Pyrame et Thisbe, dont le sujet, que le peintre lui - même a décrit dans une lettre à Stella en 1651, est rendu si terrible, par la circonstance d'un violent orage, où la terre et le ciel conspirent à l'horreur de la scène;-le sujet d' Orphée, ou plutôt d'Eurydice (tableau du Musée, non mentionné par Félibien, ni par Bellori, mais appartenant au Poussin, par le groupe principal, et surtout par la composition), où l'on voit, au milieu du calme des zéphirs, au bord d'une onde paisible, et parmi ses compagnes, attentives aux accents d'orphée, Eurydice piquée par un serpent, le ciel se couvrant de nuages, et la fumée des tours obscurcissant l'air; ·les Bergers de l'Arcadie, sujet traité d'abord simplement, enrichi ensuite, dans une nouvelle composition, par un beau paysage, dans lequel se trouve, près du fleuve

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affables et ouverts avec ses amis. On y retrouvait ce sens droit, cet intérêt moral, qui attache tant dans ses ouvrages; enfin cette philosophie pratique qui lui faisait répondre à cette demande : Quel fruit le plus doux il avait recueilli de son expérience: Celui de savoir vivre avec tout le monde. Il savait aussi s'attacher par choix, et honorer le rang uni au mérite. Il avait appris, en servant ceux dont il possédait l'amitié et l'estime, à se servir lui-même, et à ne point rougir de la pauvreté. On connaît sa réponse au cardinal Massimi, qui, après être resté avec lui fort avant dans la nuit, voyant l'artiste le reconduire la lampe à la main, le plaignait de n'avoir pas de laquais: Et moi, je vous plains, Monseigneur, d'en avoir tant. Mais on connaît moins l'application personnelle d'un mot ancien, faite à un homme de qualité, qui lui montrait un tableau de sa façon : << qu'il ne manquait à l'auteur que d'être moins riche pour devenir un bon peintre. » Cette même philosophie, qui le rendait supérieur à la fortune, l'élevait aussi au-dessus des vanités de la science, tout en aimant les arts. Il visitait un jour des ruines avec un étranger curieux de posséder quelque rare antiquité. Le Poussin, se baissant, ramassa dans l'herbe un peu de terre et de chaux, avec de petits morceaux de porphyre et de marbre, presque réduits en poussière; et, en les lui donnant : « Emportez cela,

Alphée, un tombeau où des jeunes gens s'arrêtent, et lisent cette inscription: Et in Arcadia ego; sujet célébré par Delille, dans son 4. chant des Jardins, et l'objet d'un poème dramatique anglais (V. KEATE). Le Poussin passait ainsi du grave au doux, de l'agreable au sévère, mêlant et faisant succéder les différents modes des anciens, dans ces diverses scènes de la nature qu'il a tant multipliées, où il nous émeut, nous élève, et sympathise avec nous par les impressions qu'il produit sur les sens et l'imagination. Quoique son génie, plus étendu, n'eût point perdu de sa force, et que sa santé, altérée par des travaux continuels, lui eût laissé assez de fermeté pour exécuter de grands ouvrages, il diminuait le nombre de ses excursions, et se bornait souvent à des promenades sur le mont Pincio, où ses amis l'attendaient. Ses exercices étaient réglés, comme ses heures de travail, qu'il employait avec un courage toujours égal, quoique ses forces ne fussent plus les mêmes. Levé chaque jour de grand matin, il se promenait quelques heures, ou il jouissait, devant sa maison, de l'aspect de Rome et de ses collines; ensuite il se mettait à peindre, sans interruption, jusqu'à midi: après dîner, il travaillait encore une heure ou deux ; et, le soir, il se rendait à ses promenades accoutumées, où des artistes, des étrangers, des personnes de tout rang, l'entendaient parler sur son art, sur la philosophie, sur l'histoire, avec un tel ordre, une telle raison, dit Bellori, l'un de ses auditeurs, qu'on eût cru ses discours préparés et médités. Ses entretiens étaient graves et spirituels avec les savants, nobles et pleins de franchise avec les grands,

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Seigneur, pour votre cabinet, et » dites: Voilà Rome ancienne. » Ces divers mots étaient bien de l'homme qui avait peint, dans le tableau de Phocion, une femme recueillant les cendres de ce grand capitaine; ou, dans celui de Diogène, l'action du philosophe, qui fait sentir

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