Page images
PDF
EPUB

culer les limites. Il eut cependant à combattre un penchant pour l'état religieux, auquel le disposaient une piété vraie et solide, et le calme des passions. Mais son attachement pour sa mère, et l'entraînement d'un goût devenu dominant, en disposèrent autrement. Il se consacra à la magistrature. Reçu conseiller au Châtelet d'Orléans, en 1720, il se livra tout entier à l'étude du droit, à laquelle cependant il sut allier celle de la théologie et de la morale, puisées dans les sources les plus pures. De là l'heureuse union des principes religieux et moraux aux règles de la jurisprudence, qui, par la suite, a for. mé le caractère distinctif de ses ouvrages, et a fait de Pothier le fondateur d'une école nouvelle. Il employait au travail du cabinet tous les moments qui n'étaient pas réclamés par la tenue des nombreuses audiences d'une juridiction dont alors le ressort était fort étendu. Levé dès quatre heures du matin, il entendait et servait chaque jour, à la cathédrale, la messe qui se disait pendant les matines; et ce fut un pieux usage qu'il conserva toute sa vie. Rentré chez lui, il déjeûnait, puis dînait à midi, soupait à sept heures, se couchait à neuf. Étranger aux distractions de la société, il consacrait tous ses instants au travail, et tous ses jours furent pleins. Il adopta la méthode de consigner par écrit le résultat de ses lectures, et de rédiger en traité chaque matière, à mesure qu'il s'en était occupé essais précieux, qui lui offrirent de puissantes ressources quand, par la suite, il se livra à la composition. Conseiller au présidial, comme ses pères, Pothier ne pensa jamais à aller au-delà. Cependant la chaire de professeur en droit français de l'université d'Or

XXXV.

léans, s'étant trouvée vacante, en 1749, par la mort de Prévost de la Jannès, D'Aguesseau y appela Pothier, qui ne la demandait pas, et qui l'accepta cependant, parce qu'il ne sut jamais refuser aucune des occasions qu'on lui présenta de faire quelque chose d'utile. Il ne vit, dans celle-ci, que le plaisir d'enseigner une science qu'il aimait, et non les émoluments attribués à la place, dont il proposa, avec instance, le partage à Guyot, alors docteur agrégé, qu'il regardait comme celui des contendants dont les droits étaient le mieux établis. Dans le noble combat qu'éleva cette offre, Pothier cut le mérite. de la proposition, et Guyot l'honneur du refus. Peu d'années après, ce dernier obtint au concours la première chaire de droit romain, qui vaqua. Il resta toute sa vie le plus intime ami de son généreux confrère, et devint l'éditeur de ses OEuvres posthumes. Pothier a honoré la France par ses écrits comme jurisconsulte, par ses talents comme professeur, par son intégrité comme magistrat, par ses vertus comme citoyen; et le devoir de son biographe est de le considérer sous ces différents rapports. Au premier rang de ses travaux se présente son immortel ouvrage des Fandectes. Le mérite de cette production n'a été, jusqu'à présent, jugé que par un petit nombre d'hommes versés dans la jurisprudence: les détails que nous allons donner, mettront à la portée de toutes les classes de lecteurs l'étendue du service rendu à la science du droit par cette grande composition, que les étrangers nous envient. Pothier recounut de bonne heure que, puisqu'il est de vérité constante qu'on ne peut devenir bon jurisconsulte français, sans avoir une con

33

[ocr errors]

naissance aprofondie du droit romain, il était déplorable que l'étude de cette science fût hérissée d'obstacles presque insurmontables, parle désordre et la confusion qui règnent dans le Digeste (ou Pandectes) de Justinien, qui en forme le recueil le plus important (V. JUSTINIEN). Les textes des anciens jurisconsultes y sont entassés pêle-mêle, sans aucune liaison. Souvent des décisions relatives à une matière, se trouvent placées sous une rubrique à laquelle elles sont étrangères. Des opinions contraires, résultat des diverses sectes entre lesquelles les jurisconsultes romains étaient partagés, se trouvent confondues sans être discutées, ni conciliées. Si l'on joint à cela les erreurs des divers copistes, on ne sera pas étonné que le fameux exemplaire des Pandectes, recouvré en 1130, au siége d'Amalfi (V. To RELLI), ne nous ait offert qu'une esquisse imparfaite du beau système de législation qui a régi le plus grand peuple de l'univers. Cette législation, d'ailleurs, ne tarda pas à éprouver d'assez notables changements. Le deuxième Code, et les Novelles de Justinien lui-même, sous des ministres souvent corrompus êt dans une cour trop versatile, altérèrent, modifièrent ou abrogèrent quelques parties de l'ancien droit; et, à la mort de cet empereur, la jurisprudence resta dans un état de désordre et d'incertitude, presque semblable à celui dont il avait eu l'intention de l'affranchir. Un grand nombre de juris consultes, surtout depuis le quinzième siècle, ont essayé de procurer le fil secourable qui pourrait guider dans ce labyrinthe ceux qui se destinaient à le parcourir. Des Paratitles bien faits, des Dissertations savantes, de nombreux Commentaires, aidèrent

à éclaircir des textes obscurs, à rétablir des leçons vicieuses, à signaler des lois égarées ; et sous ces divers rapports, Cujas principalement rendit des services signalés. Mais il y avait loin de là exposer dans son ensemble, comme dans ses détails, le système de toute la legislation ro maine. Ce que Tribonien et ses collaborateurs s'étaient proposé, il fallait le tenter de nouveau; il s'agissait de reconstruire, depuis les fondements, un édifice qu'avec plus de soin et de discernement, ils eussent pu élever dans des proportions si majestueuses. Ce noble projet s'était présenté souvent à des hommes avancés dans la science du droit. Le chancelier de l'Hôpital en avait conçu l'idée, et entrevu la possibilité. L'Allemand Vigelius entreprit, vers le milieu du seizième siècle, de rétablir les Pandectes dans un ordre plus analytique. Mais celui qu'il a substitué laisse beaucoup à desirer. Sa méthode est obscure, embarrassée. Son ouvrage présente, en outre, le grand inconvénient de substituer trop souvent le style du rédacteur au texte précis de la loi; et ses trois volumes in folio surchargent assez inutilement les tablettes du petit nombre de bibliotheques où ils ont trouvé place. Domat, dans son excellent ouvrage des Lois civiles, avait déjà réalisé en partie l'idée d'offrir le système du droit romain dans toute sa pureté. Mais ne s'étant presqu'arrêté qu'à ce que nos mœurs en ont conservé; ayant eu pour but principal d'en faciliter l'étude en dispensant de recourir aux textes; et, contre son intention, sans doute, favorisant ainsi la paresse au lieu d'exciter l'amour du travail; ne donnant d'ailleurs presque jamais que des principes généraux sans descendre aux applications particulières,

il laissait à d'autres le soin de fermer une carrière qu'il a eu la gloire d'ouvrir d'une manière si brillante. Ainsi cet œuvre desiré par tant de savants qui avaient reculé devant les difficultés de l'exécution, ou n'avaient produit que des travaux incomplets; cet œuvre qu'on regardait même comme au-dessus des forces d'un seul homme, c'était à un modeste mais laborieux magistrat de province qu'il était réservé de l'accomplir. Pothier compose d'abord sur les Pandectes des Paratitles, qui sont un acheminement au grand travail dont il a conçu le plan, et dont il fait ensuite l'essai sur quelques titres particuliers. Rien ne l'arrêtera désormais, parce que tout est possible à celui qui, à une détermination fermement prise, joint une persévérance plus forte que les obstacles, et les talents nécessaires pour l'exécution. Ses premières rédactions sont soumises à ses collègues, à ses amis, surtout au professeur de droit français de sa ville natale. Pré vost de la Jannès ( Voy. ce nom) s'empresse d'en donner communication au chancelier d'Aguesseau. Le chef de la magistrature se passionne pour le projet; il l'encourage; l'adopte. Il lie avec l'auteur une correspondance. Il veut recevoir de lui son ouvrage à mesure qu'il avance. Il aime à enrichir le manuscrit de ses notes, et à y joindre ses observations (1). Les copies nécessaires pour le livrer à l'impression, les

(1) Le rédacteur de cet article a fait tous ses ef

forts pour se procurer la correspondance de d'Agues

seau avec Pothier, et les observations du chancelier sur le travail du magistrat. Les autographes que Pothier avait consenti à laisser entre les mains de Prévost de la Januès, étaient devenus par succession la propriété de M. d'Orléans de Villechauve, son beaufrère, qui sut conserver et apprécier ce riche dépôt, et qui en donna constamment communication

de la manière la plus obligeante : quelques fragments se trouvent imprimés dans les notes de l'Eloge de Pothier par Le Trosne. Il paraît constant que le reste a été la proie du vandalisme révolutionnaire,

[ocr errors]

frais de transport, sont mis à la charge de l'état; et enfin c'est sous les auspices du chancelier que Pothier, après un travail continu de dou. ze années, fait paraître, en 1748, sous le voile modeste de l'anonyme, le premier volume in fol. des Pandectes Justiniennes, rédigées dans un nouvel ordre. Les deux autres volumes ont été successivement publiés, en 1749 et 1752. Dans cet ouvrage, écrit en latin, on a conservé, pour les livres et les titres, la division ancienne; mais chaque titre forme un traité particulier et complet, de la matière indiquée par sa rubrique. Après l'exposé du sujet, sont placés les textes de lois qui renferment les définitions et les principes généraux. Des divisions et sous-divisions très-méthodiques facilitent le classement et l'intelligence des autres textes. Partout la forme géométrique est appliquée à la science du droit. Les conséquences dérivent naturellement des maximes établies; les exceptions sont convenablement placées et fortement motivées. L'ancien droit est constamment indiqué et éclairci. Ce qui, dans le Code dans les Institutes, dans les Novelles, a confirmé, interprété, modifié ou abrogé des dispositions antérieu

res,

он

est soigneusement annoté. Les antinomies sont ou conciliées, expliquées. Tout ce qui tient au travail de l'auteur, les transitions par lesquelles il a su lier les lois avec un art admirable qui en découvre le rapport et l'enchaînement, les notes aussi savantes que laconiques dont il les a enrichies, ont été imprimées en caractères italiques; et, par ce moyen, les textes restent offerts dans leur pureté primitive. Ainsi se trouve rétabli le plus vaste système de législation que la sagesse humaine ait

[ocr errors]

pu concevoir. Ce qu'on a produit de savant et d'utile sur la jurisprudence romaine, est si heureusement réuni dans l'ouvrage de Pothier, que la perte de tous les écrits antérieurs sur cette matière, serait presque réparée par la seule conservation de ce vaste dépôt des connaissances législatives. Cependant ce beau fruit de tant de veilles eut le sort de tous les grands ouvrages, jugés d'abord seulement par un petit nombre d'hommes instruits et sans passion, et u'obtenant enfin la place qui leur est due que forsque leur utilité, consacrée par le temps a triomphe de la jalousie ou de l'indifférence des contemporains. Louées par le Journal des savants, les Pandectes essuyèrent, de la part du rédacteur de celui de Leipzig (août 1753 et déc. 1755), une critique aussi amère qu'injuste, qui pourtant cut plus pour objet la partie d'érudition que celle de droit. Trop modeste pour employer à se défendre un temps qu'il préférait consacrer à l'utilité publique, Pothier garda le silence. Mais il fut vengé, à son insu, par Bréton de Montramier, professeur en droit à Orléans, son collègue et son ami, qui réfuta le journaliste allemand, par un écrit imprimé en 1755, in-4°., devenu rare, et reproduit par M. La Truffe, dans la nouvelle édition qu'il vient de donner des Pandectes. Le débit de la première fut assez lent pour que l'imprimeur de Chartres, à qui Pothier avait cru faire, un présent en lui cédant gratuitement son privilége, éprouvât, par le défaut de rentrée de ses fonds, une gêne momentanée. L'auteur crut devoir l'adoucir par quelques sacrifices pécuniaires. Mais, comme il faut toujours que le temps amène la justice, les Pandec

ap

tes Justiniennes finirent par être préciées, surtout par les Allemands, si bons juges en semblable matière. Henri Kellinghusen, conseiller aulique de Prusse, fit exprès le voyage d'Orléans, pour voir celui que le célèbre syndic de Rotterdam, Meerman, avait déjà qualifié du titre de Pandectarum restitutor felicissimus; et il remporta dans sa patrie trente exemplaires de ce bel ouvrage. Un professeur de l'université de Salamanque, déterminé par le même motif, arrive à Orléans, et, n'y trou vant pas Pothier, alors absent, ne veut quitter cette ville qu'après avoir baisé la chaire dans laquelle le coryphée de la jurisprudence dictait ses oracles. Au bout de quelques années, les exemplaires des Pandectes qui restaient invendus dans les magasins de la veuve Le Tellier, furent recherchés, surtout pour les divers états du nord de l'Europe; et bientôt ils devinrent rares en France, au point que le prix en avait presque doublé quand parut la seconde édition, publiée par Guyot, en 1782, dix ans après la mort de l'auteur. Pothier faisait marcher de front l'étude du droit romain et celle de notre droit coutumier. Il avait aprofondi les ouvrages du savant Dumoulin, le premier qui eût porté dans notre ancienne législation municipale le flambeau de la science et de la critique: mais il avait, plus que son prédécesseur, cet esprit d'ordre, cette clarté, nécessaires dans tous les genres qu'on veut traiter et plus impérieusement exigés dans les matières de jurisprudence. L'Introduction aux divers titres de la Coutume d'Orléans, et les Commentaires qui en accompaguent les articles, publiés par Pothier en 1760, forment peut-être le traité le plus complet et le plus méthodique

[ocr errors]

de notre ancien droit français et coutumier. Cet ouvrage est encore aujourd'hui d'une très - grande utilité. Le travail de ce professeur sur les Pandectes avait préparé et facilité celui auquel il résolut de se livrer sur les diverses matières de notre droit français. Il commença par le Traité des obligations, imprimé en 1761, qui devint la base de tous ceux sur les Contrats, qu'il produisit successivement. Ce qui, dans ces ouvrages, le place si éminemment au-dessus de tous les juristes qui l'ont précédé, c'est cet amour du bon et du juste, cette connaissance aprofondie des lois divines et naturelles, cette habitude constante d'en faire dériver toute législation, et de n'envisager jamais les questions qu'il traite, sous le rapport du droit positif, qu'après les avoir considérées sous celui du for intérieur. Ainsi il doit être mis au rang de nos meilleurs moralistes, comme à la tête de nos jurisconsultes les plus instruits. C'est parce que les Traités de Pothier sont moins le recueil de ce que les lois offrent de positif, que le développement des conséquences nécessaires qui découlent des notions du juste et de l'injuste, qu'ils sont devenus la source de la nouvelle législation donnée à la France. En effet, c'est dans les ouvrages de Pothier que les rédacteurs du Code civil ont puisé une grande partie des articles dont se compose le corps de notre nouveau droit. Ses expressions elles-mêmes sont presque toujours conservées, surtout dans la matière des Obligations et des Contrats, la partie, sans contredit, la mieux faite de ce code, la seule peutêtre sur laquelle ne soient pas desirées des modifications sollicitées sur tant d'autres points, parce que celle - là est fondée sur des principes éternels

et immuables comme l'équité naturelle, dans laquelle ils sont puisés. Le magistrat orléanais ayant, dans ses Traités, aprofondi et envisagé sous tous les rapports d'application, les matières dont il s'occupait, tandis que le code d'une nation n'en doit contenir que les maximes générales, ses ouvrages deviennent le meilleur commentaire de notre code; et c'est surtout depuis sa promulgation, que leur mérite, plus universellement senti, a donné lieu à de si nombreuses réimpressions. Tout ce qui est sorti de la plume de Pothier est remarquable par la justesse du raisonnement et par la simplicité de l'expression. On pourrait peut-être desirer dans sa manière d'écrire un peu moins de négligence. Lui-même, connaissant le prix qu'on attache au style dans les productions publiées, avait, avant de livrer les siennes à l'impression, soumis ses manuscrits à l'examen de ceux de ses amis qui se distinguaient par des connaissances littéraires. Chacun d'eux, après avoir essayé, sous le rapport de la diction, des corrections nombreuses, s'accorda pour les abandonner; et ils décidèrent qu'il avait un style qui lui était propre, qui convenait à la chose, et qu'on ne pourrait obtenir plus d'élégance que par le sacrifice de cette simplicité, de cette bonhomie antique, qui constituent le charme et l'utilité de ses écrits. Comme professeur en droit, Pothier excella par la clarté et par la profondeur de l'enseignement. Il eut l'art de tout dire, de faire tout concevoir, en évitant le double écueil de la sécheresse et de la diffusion. Il fit plus; il parvint à faire aimer à-la-fois et la science et le maître qui la professait. Les cahiers de ses leçons, bien des fois revus et médités, sont devenus, de

« PreviousContinue »