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de l'impératrice elle-même, et, ce qui était plus important, à ceux d'un grand monarque étranger, que Potemkin voulait entraîner dans l'alliance de la Russie: il ne négligea rien pour lui donner la plus haute idée des forces de sa souveraine dans ce fameux voyage de Kerson où Catherine et Joseph concertèrent le partage de l'empire Othoman. On a vu, à l'article de cette princesse, les soins inimaginables qu'avait pris le ministre tout-puissant, afin que ce voyage devînt pour l'impératrice une source continuelle de jouissances ou plutôt d'illusions. Il en tira, pour lui-même, les moyens de raffermir son crédit, un instant ébranlé par des intrigues de cour. Au milieu des fêtes qui accompagnaient tous les pas des deux majestés impériales, il meditait les plus vastes conceptions politiques. Tout étant prêt pour porter la guerre en Turquie, il voulut que ce fût la Turquie elle-même qui la déclarât. Ses desirs furent remplis, dès le mois d'août 1787. Potemkin s'était réservé le commandement de l'armée principale; et ce fut à sa tête qu'il entreprit aussitôt le siége mémorable d'Oczakoff: il emporta la place d'assaut (6 décembre 1788. L'impératrice récom pensa ce service par le grand cordon de l'ordre militaire de Saint-George. Décoré de tous les ordres de l'empire, et de la plupart de ceux de l'Europe (1), ce cordon manquait à son ambition, ou plutôt à sa vanité; et il le reçut avec une joie puérile. Des honneurs plus éclatants l'attendaient à la cour. Il trouva la route illuminée sur son passage, deux lieues avant d'arriver à Péters

(1) Le prince Potemkin avait fait de vains efforts pour obtenir, des rois de France et d'Angleterre, les ordres du Saint-Esprit et de la Jarretière.

bourg; et il fut salué par toute l'artillerie des forts, comme l'eût été l'impératrice elle-même. A peine fut il descendu dans son palais, que Catherine vint lui rendre visite, et le conduisit elle-même à la salle de bal, où la plus brillante réception attendait le vainqueur des Othomans. Une fête religieuse fut célébrée dans la chapelle du palais. Tous les courtisans, selon l'usage, se présentèrent pour baiser la main de l'impératrice. Catherine, en voyant approcher Potemkin, se leva, et l'embrassa elle-même affectueusement. Tant d'honneurs laissaient néanmoins une peine secrète au fond du cœur de cet homme toujours insatiable, toujours ombrageux. H crut s'apercevoir que le favori Momonoff, qu'il avait donné lui-même à l'impératrice, ne se courbait plus aussi profondément devant lui. II demanda son éloignement immédiat: Catherine s'y refusa. Il insista : un second refus lui fit sentir que sa puissance avait des bornes. Il partit pour aller reprendre le commandement de son armée. Avide de gloire, il souffrait impatiemment de la partager avec le maréchal Romanzoff, qui commandait un autre corps. : il força ce vieux guerrier à demander lui-même sa retraite. Ik put alors réclamer seul l'honneur des succès qu'il obtint dans la Moldavie et laBessarabic: ils furent couronnés par la prise de Bender. La perte de cette place fit une telle impression sur le divan, que la Porte se montra disposée à accepter la paix à toutes conditions. Des négociations furent ouvertes : mais elles traînaient en longueur; et Potemkin, pour charmer son inaction, avait fait de son quartier géné ral une cour brillante et voluptueuse qui ressemblait à celle d'un monarque

d'Asie. Pendant qu'il se livrait aux plaisirs, Souwaroff, qui ne les connaissait pas, emportait Ismaïl après l'assaut le plus terrible. Les plénipotentiaires turcs renouvelèrent leurs propositions aux conférences de las sy. Potemkin se rendit lui-même dans cette ville: il n'y venait cependant qu'avec l'intention secrète de mettre obstacle à la paix, quoique l'impératrice la voulût sincèrement elle-même. Ses finances épuisées lui en imposaient la nécessité. Mais le vainqueur des Othomans aspirait à célébrer son dernier triomphe dans leur capitale même. Il combattit, avec sa véhémence ordinaire, toutes les objections du ministère, qui lui étaient transmises par l'impératrice. Bientôt sa correspondance avec cette princesse prit un caractère d'aigreur et d'audace qui dépassait toutes les bornes. C'était pour lui un moyen de satisfaire son animosité contre le nouveau favori Platon Zouboff, pour qui sa haine était d'autant plus vive qu'il n'avait en rien contribué à son choix. L'irritation s'accrut, de part et d'autre, à un tel point, que Potemkin crut que sa présence à la cour pouvait seule décider la victoire en sa faveur. Il y reparut avec un front assuré; et l'accueil brillant que lui fit l'impératrice, put accroître sa présomption. Mais l'œil exercé des courtisans entrevit, dans l'affectation même des nouveaux honneurs prodigués à un homme trop puissant pour n'être point redoutable, des symptômes d'une disgrace prochaine. De son côté, Potemkin se montrait non moins savant dans l'art de dissimuler. L'air d'assurance et de supériorité qu'il sut conserver, en imposait à ses ennemis mêmes. Il donna des fêtes, qui surpassèrent toutes celles où l'impératrice s'était plu à

déployer sa magnificence. Son palais, dit le palais de Tauride, depuis que lui-même avait été surnommé le Taurique, offrait la réunion de toutes les merveilles de l'univers. Mais, pendant qu'il s'abandonnait à ces frivoles jouissances, d'autres noms venaient occuper la renommée. L'impératrice avait envoyé des pouvoirs secrets au prince Repnin, soit pour continuer la guerre, soit pour conclure la paix : celui-ci en fit le plus brillant usage; il remporta sur les Turcs une victoire décisive, et leur dicta les conditions d'un traité, dont il signa les préliminaires avant que Potemkin en eût connaissance. Dès que le généralissime fut informé des triomphes de ce nouveau rival, il quitta précipitamment la capitale, pour aller se remontrer à ses troupes. C'est ce qu'attendaient ses adversaires et l'impératrice elle-même, fatiguée de l'arrogance d'un homme qui ne voulait plus reconnaître d'autres lois que ses caprices. On assure qu'elle avait chargé quelques seigneurs de sa cour de signifier à Potemkin l'ordre de s'éloigner de Pétersbourg, et que tous l'avaient suppliée de les dispenser d'un si dangereux message. Arrivé à Iassy, avec la rapidité de la foudre, Potemkin fait paraître le prince Repnin, en sa. présence: il l'accable de reproches, d'outrages, pour avoir osé faire la guerre et la paix sans son aveu, et se promet de renverser son ouvrage. Mais déjà était arrivé l'instant où tout allait finir pour lui sur la terre :

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à peine serrer la main de la comtesse Branitzka, sa nièce, et il expire entre ses bras (15 octobre 1791). Son corps fut transporté et inhumé à Kerson, ville qui lui devait sa fondation. L'impératrice ordonna qu'il lui fût érigé un mausolée magnifique. Elle fit éclater la plus vive douleur. Il n'y a point d'exemple qu'un grand personnage ait été atteint d'une mort subite, sans que le vulgaire ait attribué sa fin au poison. La Russie, l'Europe entière, retentirent donc des bruits les plus hardis, et des imputations les plus calomnieuses. Les hommes réfléchis furent les seuls qui daignèrent considérer que, depuis long-temps, la santé du prince Potemkin s'altérait d'une manière d'autant plus sensible que, sourd à l'avis de ses médecins, il se livrait sans retenue à des excès capables de détruire la constitution la plus robuste. Son intempérance était telle que, déjà miné par une fièvre lente, on le vit souvent manger, à son déjeûner, une oie entière ou un jambon, boire une quantité énorme de vin et de liqueur, et dîner, peu d'heures après, avec la même voracité. Sa succession, en terres, palais, mobilier, diamants, argent comptant, fut évaluée à cent soixante-quinze millions de francs. Cette immense richesse a donné lieu, non moins que son caractère ambitieux et despotique, à l'accusation, si souvent répétée, qu'il cherchait à former une souveraineté indépendante. Quelquefois on prétendit qu'il voulait régner sur les Cosaques réunis; en d'autres occasions, on lui supposa le dessein d'acquérir une principauté souveraine en Allemagne. Il est certain, du moins, qu'il n'avait plus de vœux à former comme sujet. Sans faire mention de ses titres purement honorifiques, le prince Po

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temkin se voyait, à-la-fois, généralissime de toutes les armées russes grand-amiral des flottes de la mer Noire, de la mer d'Azoff et de la mer Caspienne, grand hetman des Cosaques, etc. Il serait d'une haute injustice d'attribuer l'élévation prodigieuse où était parvenu ce favori, aux seules bontés de la grande souveraine à laquelle il avait su plaire. Au défaut des établissements publics et des exploits militaires sur lesquels repose sa gloire, on trouverait d'autres témoignages irrécusables de la portée de son génie et de l'étendue de ses connaissances. Il suffirait de lire sa correspondance avec Catherine II, et deux Mémoires, dont l'un a pour objet le partage de la Pologne, et l'autre la révolution française. La politique et les matières d'état n'avaient point cependant occupé sa jeunesse. Une inclination particulière, et qui ne s'affaiblit point en lui, l'avait porté vers les études théologiques; et nulle conversation n'eut jamais autant d'attrait pour lui qu'une controverse. Un de ses compatriotes, personnage distingué, qui l'a souvent approché de très-près, a bien voulu nous communiquer des renseignements très-précis sur la personne de cet homme extraordinaire: « Gâté par la fortune, blâsé sur tou»tes les jouissances de la vie, Po» temkin était dévoré d'ennui, et >> cherchait à y échapper en chan» geant continuellement de manière » de vivre. Son esprit inquiet avait » besoin d'entreprises gigantesques. » Il aimait les arts, protégeait la lit» térature de son pays, et, dans des » moments de bonne humeur, im»provisait lui-même des vers fort » spirituels. Trop rarement, toute>> fois, il daignait prendre soin dé » se rendre agréable, à moins qu'il

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» ne se trouvât auprès de quelque » femme aimable, dont il ambition» nât la conquête ou les éloges. Sa » figure était belle, malgré son air dédaigneux, et l'œil qui lui man» quait. Négligé dans son intérieur >> jusqu'à l'insouciance, il poussait » le luxe et la recherche à l'excès, >> quand il paraissait dans le monde. » Il eut peu d'amis, parce qu'il était >> trop puissant; mais il eut aussi >> peu d'ennemis, parce qu'il n'abu»sa jamais de son pouvoir pour >> exercer des persécutions ou des >> vengeances particulières. » Ce portrait se trouve conforme à celui qu'a tracé, du héros de cet article, un diplomate français, qui a résidé à la cour de Catherine II. « Un hasard » singulier, dit M. de Ségur, créa » Potemkin pour l'époque qui lai >> convenait : il rassemblait dans sa >> personne les défauts et les avanta»ges les plus opposés. Avare et ma»gnifique, despote et populaire, po»litique et confiant, libertin et superstiticux, audacieux et timide, >> rien n'ég lait l'activité de son imagination et la paresse de son corps. >> Envieux de tout ce qu'il ne faisait » pas, il était ennuyé de tout ce qu'il » faisait. Tout en lui était décousu, » travail, plaisir, caractère, main» tien. Il avait l'air embarrassé dans >> toutes les sociétés, et sa présence » gênait tout le monde. Il traitait >> avec humeur ceux qui le crai» gnaient, et caressait ceux qui l'abordaient familièrement. On pourrait représenter Potemkin comme >> une image vivante de l'empire de » Russie. Il était colossal comme cet >> empire, rassemblant, dans son es» prit, de la culture et des déserts. >> On y voyait de l'asiatique, de » l'européen, du tartare et du cosa>> saque; la grossièreté du onzième

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» siècle, et la corruption du dix-hui» tième. » Ces deux portraits pourraient sembler suffisants pour donner une idée précise de là personne et du caractère du héros de cet article; mais les pages que lui a consacrées un homme qui avait vécu dans son intimité sont si remarquables, et Mme. de Staël les a rendues si célèbres par ses éloges, que nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser de faire parler ici le prince de Ligne : << Potemkin a l'air paresseux, et il >> travaille sans cesse; toujours cou» ché, il ne dort ni jour ni nuit ; inqui>> et avant tous les dangers, gai quand » il y est; triste dans les palais; >> malheureux à force d'être heureux; » ministre habile, politique sublime, » ou enfant de dix ans; croyant ai» mer Dicu, dont il se dit l'enfant gaté, et craignant beaucoup le » diable; faisant la mine la plus sau»vage, ou la plus agréable; ayant >> tour-à-tour l'air du plus fier satra»pe de l'Orient, ou du courtisan le

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plus aimable de Louis XIV...... >> Quelle est donc sa magie? du génie, » et puis du génie, et encore du gé»> nie: de l'esprit naturel, une mé>> moire excellente de l'élévation » dans l'ame, de la malice sans mé>> chanceté, de la ruse sans astuce; » une grande générosité, de la grâce » et de la justesse dans ses récom» penses; beaucoup de tact, le talent » de deviner ce qu'il ne sait pas : en» fin, une parfaite connaissance des >> hommes. >> Cette notice pourrait sembler incomplète, si nous omettions de rapporter que l'opinion pu blique, et même celle de quelques personnages qui ont appartenu à la cour de Catherine II, a suppose un' mariage secret entré cette princesse et le favori tout-puissant, dont le nom est devenu en quelque sorte in

séparable du sien. Le temps seul éclaircira tous les doutes à cet égard. On a en français une Vie du prince Potemkin, rédigée d'après les meilleurs ouvrages allemands et francais, 1807, in-8°., qui a eu deux éditions la même année. S-v-s. POTENZANO (FRANÇOIS), poète, peintre et graveur, naquit à Palerme, vers le milieu du seizième siècle. Il parcourut successivement Rome, Naples, Malte, et une partie de l'Espagne, et laissa partout des preuves incontestables de son talent. Cependant aucun historien n'a fait mention de cet artiste, qui mérite d'être connu bien plus qu'une foule de peintres dont les noms grossissent tous les Dictionnaires. Son nom, comme graveur, ne mérite pas moins d'être sauvé de l'oubli. Les estampes que l'on doit à son burin, et qui sont exécutées d'après ses propres compositions, offrent un grand style, un dessin ferme et savant, une pointe hardie et exercée. Ce sont: I. L' Archange Michel, vainqueur du Démon. II. Saint Christophe traversant une rivière à gué. On voit, par la dédicace de cette planche au cardinal Za, que Potenzano était membre de l'académie de peinture de Florence. III. Enfin, l'Adoration des Mages, vaste composition, dédiée au roi Philippe II. Potenzano ne se rendit pas moins célèbre par ses vers, et par son talent comme improvisateur; et le vice-roi, M. A. Colonna, le décora solennellement de la couronne poétique : une médaille, frappée à cette occasion, nous a conservé son effigie. On cite de lui, un Recueil d'Epitaphes, en l'honneur du capitaine Horace Aquaviva, et diverses poésies siciliennes, Naples, 1582, in-12; mais surtout son poème posthume de la Destruttione di Gerusalemme, en 8 chants,

ibid., 1600, in-8°. Potenzano était mort à Palerme, en 1599. P-s. ‹

POTHIER (ROBERT-JOSEPH ), le plus célèbre jurisconsulte que la France ait produit, naquit à Orléans, le 9 janvier 1609, d'une famille de robe. Privé, dès l'âge de cinq ans. d'un père qui lui aurait servi de guide, il ne dut qu'à son application les succès de ses premières études, et qu'à sa tempérance l'avantage defortifier sa constitution physique, extrêmement délicate. Il fit ses humanités et sa philosophie au college de sa ville natale, alors très-bien dirigé par les Jésuites. Il y acquit la connaissance aprofondie de la langue latine, qui devait un jour lui devenir si précieuse, et le goût des bonnes lettres anciennes qu'il conserva toute sa vie, quoiqu'il ait eu peu d'occasions de les cultiver. Il avait aussi appris la langue italienne, qu'il aimait à parler; et, dans tous les temps, il sut entretenir quelques habitudes avec les classiques anciens, surtout avec Horace et Juvénal, ses auteurs favoris, dont même, dans un âge avancé, sa mémoire lui reproduisait à

propos les passages les plus remarquables, qu'il récitait avec un feu qui lui était propre. Il s'appliqua ensuite à la géométrie; et c'est peutêtre à cette circonstance qu'est dû l'esprit d'analyse qui caractérise si éminemment ses compositions. La patrie de Pothier lui offrait, pour la science du droit, une école antique et justement renommée. Il suivit son cours, de manière à s'y faire remarquer. L'étude sérieuse qu'il fit des Institutes de Justinien, à l'aide du commentaire de Vinnius (les excellents éléments d'Heineccius n'existaient pas encore ), décida sa vocation; et il marcha à pas de géant dans la carrière dont il devait un jour re

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