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les phénomènes propres à chacune; la hiérarchie qui règne entre elles il a surtout le mérite de marquer avec précision cette coopération active de l'ame, par laquelle elle réagit sur les sensations, les convertit en perceptions, les réunit dans un foyer commun, les compare, les combine, en forme ensuite des jugements, en déduit des notions communes et relatives. On peut voir dans le Theatète, avec quelle sagacité il distingue l'objet perçu, le sujet qui perçoit, et la perception qui résulte de leur rapport mutuel. Cependant cette suite d'opérations de l'esprit sur ses perceptions n'a point paru suffire aux yeux de Platon, pour expliquer les notions universelles, celles qui appartiennent au plus haut degré de l'abstraction. Il a formé de cellesci une classe à part, leur a donné un caractère spécial, une origine toute particulière; il les désigne sous le nom d'idées, terme qui a, dans sa philosophie, une acception fort différente de celle qui est reçue dans le langage ordinaire. Aristote a expliqué comment Platon a été conduit à cette théorie nouvelle (2) par les opinions qu'il avait puisées dans les systèmes d'Héraclite. Il pensait, avec la plupart des philosophes de l'antiquité, qu'il n'y a de science véritable que pour les choses nécessaires; c'est-à-dire que la vraie science ne peut se composer que de vérités absolues, universelles, éternelles, indépendantes des lieux et des temps. Remarquant, avec Héraclite, que, sur le théâtre de l'observation, dans l'ordre des phénomènes sensibles,

(2) On a contesté à Platon le mérite d'avoir été le véritable inventeur de cette théorie; l'auteur de cet article croit avoir prouvé qu'elle lui appartient incontestablement, dans l'Histoire comparée des systèmes de philosophie, 2e édit., tome 11, chap. 4.

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tout est dans un flux perpétuel, que rien n'est constant, uniforme, il avait donc cherché à découvrir, audessus de la nature phénoménale, une autre nature immobile; ce fut le monde des intelligibles : « ce mon>> de est le domaine propre de >> la raison, comme la nature phéno>>ménale est le domaine des sens ; de » là, dans la raison, un ordre de no>>tions qui correspondent à ce monde » supérieur, qui nous mettent en rapport avec lui : ce sont les idées. » Or, comment se constituera ce rapport des notions propres à la raison humaine, avec l'ordre des choses qui appartiennent à cette nature sublime, immuable, et qui seule est vraiment réelle? Levoici: « Les idées » qui éclairent la raison humaine, » appartiennent aussi à l'intelligence >> divine; elles ont servi de modèle » à l'ordonnateur suprême, pour >> l'exécution de ses ouvrages; il les » a réalisées sur l'immense théâtre » de l'univers ; les idées sont les mo» dèles, les formes éternelles de tout » ce qui existe; et c'est pourquoi » elles ont reçu le nom d'archetypes: >> la nature toute entière est renfermée >> dans ces essences éternelles; chacune » d'elles préside à un genre, c'est l'uni»te, source du multiple. Ces idées » n'ont donc pu se former dans l'esprit » humain, par une déduction tirée » des perceptions sensibles; elles » sont innées, c'est-à-dire, elles » émanent de l'entendement divin: » Dieu lui-même les a placées dans » notre ame pour servir de princi

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pes à nos connaissances; et voilà » pourquoi tout ce que nous parais» sons apprendre, n'est au fond que » réminiscence. C'est donc de sa par »ticipation à l'essence divine, que » l'ame tire la lumière qui la guide. » Ainsi, il y a pour les hommes deux

>> sortes de connaissances. Les unes » ne méritent qu'improprement ce » nom; ce sont celles qui provien» nent des sens; elles ne compo» sent qu'une simple opinion; elles >> manquent de certitude et de fixité; >> elles ne nous révèlent que ce qui » passe. Les autres constituent émi>> nemment la science ; elles nous » enseignent ce qui doit être; les mathématiques n'en sont encore » qu'un ordre inférieur, une appli>> cation immédiate; car ces con»> naissances primitives appartien» nent à la plus haute universalité. » Lorsqu'une fois on a bien saisi cette théorie de Platon, lorsqu'on s'est placé avec lui dans ce point de vue qu'il s'est choisi au sommet de l'échelle des êtres, on en voit dériver, par une conséquence naturelle, toutes les branches de sa philosophie; on conçoit d'avance tout ce qu'il y aura donné d'élévation et de grandeur dans quelques-unes de ses spéculations, tout ce qui se mêlera d'arbitraire et d'hypothétique dans les autres, suivant que les sujets qu'il traite se prètent plus ou moins à cette marche transcendentale. La théologie naturelle recevra de lui une pureté, un éclat, jusqu'alors inconnus parmi les philosophes grecs, en se dégageant des enveloppes des allégories mythologiques. Si la pensée de la création ne s'est point offerte à lui, s'il a, comme tous les anciens philosophes, conçu la matière coexistante à la Divinité, cette matière diffère peu du néant, dépourvue qu'elle est de toutes propriétés, de tout principe vital, et presque de toute réalité véritable. Cette opinion était inhérente au grand et perpétuel contraste que ces philosophes croyaient apercevoir dans l'univers physique et moral du reste, c'est

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un Dieu seul qui est la source de la vie; il est la perfection absolue, la raison suprême; législateur et juge, exempt de passions comme d'erreurs; il est l'idéal infini, éternel de lui découlent tout ce qui est vrai, tout. ce qui est bon, et le beau qui n'est que la splendeur du bon; à lui, doit tendre sans cesse, comme à son but, tout être intelligent et sensible. Aux preuves de l'existence de Dieu, que Socrate avait déduites des phénomènes de l'univers, Platon joint celles que nous appelons métaphysiques; il proclame en lui l'étre nécessaire: on trouve dans le Philèbe, et dans le dixième livre des Lois, le germe de la célèbre démonstration de Clarke. La morale de Platon participe à la même pureté, à la même sublimité: la morale en effet, suppose la conformité des sentiments et des actions, à certains exemplaires qui expriment la règle de nos devoirs elle tend, sans cesse, à un idéal qui réside dans la perfection: on ne saurait douter que Platon, en considérant, avec Socrate, la morale comme le but essentiel de la philosophie, n'ait été conduit en partie à sa théorie des idées, par le cours de ses méditations sur une science qui semblait lui en offrir l'indication, généralisant ainsi un ordre de vues qui, dans cette application spéciale, se justifie par sa fécondité. Platon ne fait point reposer la morale sur le principe de l'obligation, sur la loi du devoir; et en cela il semble abandonner les traces de Socrate. Illa fait principa lement consister dans la tendance à la perfection, comme constituant le bien suprême; il la fait naître de l'amour, comme il a fait naître la philosophic de l'admiration. Il distingue donc deux sortes de biens, les uns humains, les autres divins :

les uns passagers, périssables, trompeurs, relatifs, dépendant des sens; les autres, permanents, nécessaires, se suffisant à eux-mêmes. «Trois conditions caractérisent ces derniers : la vérité, l'harmonie, la beauté. Ils appartiennent à l'ordre des idées: la Divinité en est le siége, la source; elle est le type ou la règle des actions qui y conduisent. Le culte de la Divinité est donc un et identique avec la pratique de la morale: c'est en se rapprochant de Dieu qu'on s'élève à la vertu; c'est en se dévouant à la vertu qu'on honore Dieu d'une manière digne de lui. Sans doute, l'avenir qui attend l'homme au-delà du tombeau est la récompense des bons, comme la punition des méchants; telle est la tradition enseignée constamment, et de temps immémorial dans les mystères. Mais la mort est surtout la délivrance de l'ame; elle la rend à sa céleste origine. » )) (( L'ame » est une vie immortelle, enfermée >> dans une prison périssable; la mort » est une sorte de résurrection; aussi >> l'ame du sage mourant s'ouvre-t» elle aux vérités les plus sublimes. » On peut contester, sans doute, quel ques-uns des raisonnements que Platon prête à Socrate, dans le Phædon: il en est qui, reposant uniquement sur le système de métaphysique de Platon, participent à sa faiblesse; mais le sentiment moral qui animé tout ce récit, la sublimité du tableau qui s'y déroule, ont excité la juste admiration des siècles. Platon unit si intimement la morale à la politique, qu'elles ne sont, en quelque sorte, pour lui, qu'une seule et même science souvent même la seconde prend dans ses écrits le caractère d'une allégorie, ou d'une image destinée à réfléchir la première, à la montrer vivante et en action; c'est

ce qu'on remarqueen particulier dans ses livres de la République; aussi les commentateurs s'y sont-ils souvent trompés. « La morale ne se borne pas à régler les actions de l'individu, à marquer le but auquel sa vie doit se diriger; elle assigne, suivant Platon, la fin de la société toute entière : il ne suffit point que les institutions sociales ne soient pas en contradiction avec elle; il faut qu'elles correspondent d'une manière absolue à l'idéal moral; elles n'ont pour objet que de le réaliser au sein de l'humanité. La même loi gouverne donc et l'état social et le cœur de l'homme; les mêmes qualités, les mêmes vices, sont nécessai res à l'un et à l'autre, peuvent les corrompre tous deux; leur félicité commune se fonde sur les mêmes principes sagesse, modération, force, justice, ces quatre éléments fondamentaux du souverain bien, qui n'est autre que la vertu. L'État est la réunion d'un certain nombre d'hommes sous des lois générales; réunion que rend nécessaire l'impossibilité où ils seraient d'atteindre au bonheur par leurs efforts isolés. La personnalité de l'égoïsme, qui ferait prévaloir l'intérêt privé sur l'intérêt général, rendrait cette réunion impraticable, si les lois ne venaient rétablir la supériorité de ce dernier intérêt sur l'autre ces lois, c'est la raison qui les dicte, c'est la raison qui ramène toutes les vues particulières sous des règles générales. La liberté et l'unité sont la fin à laquelle tendent les institutions sociales. La vraie liberté ne consiste point dans l'affranchissement de toute obligation; un tel désordre ne serait que l'anarchie : elle consiste dans la soumission générale aux lois de la raison. L'unité résulte de l'accord; cet

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accord est obtenu, si tous les citoyens sont justes, si l'intérêt individuel disparaît, et si chacun ne considère ce qu'il possède, que comme une propriété commune. Là où règnent, non des hommes, mais Dieu même et la raison par l'organe des lois, il n'y a ni despote, ni esclaves; tous les citoyens sont libres, unis, animés d'une bienveillance naturelle. Comme il y a dans l'ame trois facultés principales, il y a aussi trois ordres dans la société; les magistrats, les défenseurs, les citoyens. Les magistrats sont les serviteurs des lois, les conservateurs du bien général; ils doivent prendre Dieu pour modèle les défenseurs composent la force physique de l'État, repoussant les aggressions du dehors, réprimant les troubles du dedans : I'État est bien ordonné si chacun de ces trois ordres remplit exactement les fonctions qui lui sont propres, sans s'immiscer dans celles des autres. De là résulte cette harmonie qui fait régner l'unité dans le multiple, et qui constitue l'idéal de la moralité. L'éducation des citoyens est donc le fondement des institutions sociales, et l'objet le plus essentiel des lois; cette éducation a pour but de former dans les enfants, des dispositions que puisse approuver un jour leur raison quand elle sera développée, de leur enseigner d'avance à aimer ce qui est bien, et à repousser ce qui est mal. » La théorie politique de Platon n'est ainsi qu'un type de la perfection morale, appliquée à la socié té humaine, et considérée comme le suprême accord des vertus individuelles, qui sont l'idéal de la perfection, pour chacun de ses membres; ce qui explique assez com

ment le tableau qu'il en a conçu renferme, à plusieurs égards, des choses inadmissibles dans la pratique, et comment les lois que Platon avait offertes à quelques républiques ne purent soutenir l'épreuve des applications. On voit aussi, d'après le point de vue dans lequel Platon s'était placé, ce qu'il voulait dire, lorsqu'il exprimait le vœu que la société fût gouvernée par des philosophes; vœu dont le vrai sens a été souvent méconnu. C'est encore en se plaçant dans le même point de vue, qu'il desirait faire intervenir la législation, pour que les écrits destinés à être publiés, et les drames destinés à être représentés sur le théâtre, fussent soumis à l'examen préalable des magistrats. Les sophistes avaient tellement abusé de l'enseignement, de l'argumentation, de l'art oratoire, que Platon ne croyait pouvoir assez faire pour prévenir le retour de semblables abus. Il va, dans le Phædon, jusqu'à élever des doutes sur l'utilité de la propagation des lumières, par la crainte de multiplier les faux savants, plus dangereux que les ignorants ailleurs, il va jusqu'à envier à l'Egypte, l'immobile distribution des castes. Platon a été, dans l'antiquité, le premier créateur d'une théorie systématique de la littérature et des arts, par ses méditations sur la nature du beau; et il a, en cela, préludé aux admirables traités didactiques d'Aristote il a fait dériver la notion du beau d'une source sublime; il l'a puisée dans la morale, il l'a identifiée avec les notions du vrai et du bon; il en a cherché le type dans la Divinité : car, " le beau, sui vant lui, consiste dans la régularité, l'harmonie et la symétrie.

Toutes les productions de l'esprit, tous les ouvrages des arts qui ne seraient point fidèles à ce caractère, commettraient à ses yeux une sorte de profanation.» Fidèle luimême à l'esprit de ses maximes, c'est toujours à cette région élevée qu'il emprunte ses pensées; il est à-la-fois poète, orateur et philosophe: poète, par cette inspiration qui semble animer toutes ses paroles; qui cherche à réaliser l'idéal; qui reproduit, sous des images brillantes, les vérités les plus profondes, et qui lui a valu, si justement, le titre d'Homère de la philosophie: orateur, par cette chaleur de l'ame, par cette noblesse de sentiments, par ce zèle ardent pour la vérité et la justice, qui pénètrent, attachent, entraînent le lecteur; par cette richesse, cette élégance, cette pompe du style, qui a fait l'admiration de Cicéron et de Quin tilien: philosophe, enfin, par la hau te généralité de ses vues. Sa philosophie entière ressemble à ces chefsd'oeuvre des artistes de la Grèce, qui faisaient respirer des traits divins sous la forme humaine; et c'est par-là qu'elle est devenue classique comme ces chefs-d'œuvre, et comme eux immortelle car tout ce qui appartient à la pureté de l'enthousiasme moral, ne vieillit jamais; et comme la beauté était, dans le langage de Platon, une expression abrégée de tout ce qu'il y a d'excellent dans les genres divers, on pourrait dire aussi qu'elle est la définition générale et caractéristique de toutes ses doctrines. D'après sa manière de procéder et la tournure de son esprit, on ne pouvait guère attendre de lui des vues saines sur la physique. D'ailleurs, chez lui, comme chez tous les philosophes anté

rieurs à Aristote, la physique se confondait à ses yeux avec la métaphysique; et de plus, il n'avait guère recueilli, à l'école de Parménide et d'Héraclite, que des idées propres à l'égarer. De là son opinion sur l'ame du monde, ses hypothèses sur la cosmogonie: en général, plus il se rapproche des faits qui appartiennent à l'observation méthodique, et plus il reste au-dessous de lui-même. On est étonné surtout de l'imperfection de ses idées sur l'organisation animale, lorsqu'on se rappelle qu'il devait connaître les travaux d'Hippocrate. On trouve pourtant, dans ses écrits, quelques aperçus semés, en quelque sorte, au hasard, qui appartiennent réellement à la science, comme lorsqu'il fait dériver les cou. leurs, du jeu de la lumière. Il avait soupçonné que les quatre éléments des anciens n'étaient eux-mêmes que des composés. Avec l'école d'Elée, il ne reconnaissait, dans la constitution des corps, que l'étendue à trois dimensions; avec eux, il distinguait la matière et la forme: mais cette forme, qui imprime ses propriétés réelles à la matière inerte, est, vant Platon, une empreinte qu'elle a reçue de l'ouvrier suprême, et dont les idées ont été l'exemplaire. D'ailleurs il recommande, dans ses livres de la République, l'étude de l'astronomie et des sciences mathématiques; il reconnaît,non-sculement l'utilité de l'application de cette dernière science, mais aussi les avantages qu'on en peut retirer, pour former les facultés de l'esprit du reste, de même qu'il considérait la physique comme une sorte de jeu propre à exercer la curiosité, il faisait consister le principal mérite de la géométrie en ce qu'elle conduit à l'étude de l'essence éternelle et universelle. La forme du

sui

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