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contre les pirates, 'avait été amené dans le voisinage du théâtre de la guerre. Tout invitait donc à lui confier la conduite d'une expédition dont son bonheur et son habileté faisaient présager la réussite. Aussi le tribun Manilius qui, comme Gabinius, était le ministre vénal de l'ambition d'un autre (Vell. 11, 33), saisit le moment pour proposer une loi qui, ainsi que l'a remarqué Plutarque, mettait au pouvoir d'un seul homme toute l'étendue de l'empire Romain. La vive opposition du sénat n'eut pas plus de succès que la première fois. César, toujours attentif à favoriser dans un autre ce qu'il desirait pour lui-même, appuya cette loi nouvelle, comme il avait appuyé la loi Gabinia; et Cicéron, qui, ayant le consulat en perspective, voulait se ménager la faveur du peuple et le crédit de Pompée, soutint la loi par un discours, où il est plus aisé de reconnaître les talents de l'orateur, que les principes du citoyen. Lorsque Pompée reçut les lettres qui lui appre naient cette nouvelle marque de l'estime de ses concitoyens, fidèle à son caractère de dissimulation, il feignit d'en être affligé. Au milieu des félicitations de ses amis, il fronce le sourcil, et s'écrie: «< O dieux! que de » travaux sans fin ! n'aurais-je pas >> été plus heureux d'être un homme >> inconnu et sans gloire? Ne cesserai» je jamais de faire la guerre et d'a>> voir le harnais sur le dos? Ne pour

>>

rai-je jamais me dérober à l'envie » qui me persécute, et vivre douce»ment à la campagne, avec ma » femme et mes enfants? » Ce langage ne trompait personne; et Plutarque observe que les plus intimes amis de Pompée en furent offensés: car ils n'ignoraient pas qu'outre le plaisir de voir son ambition

satisfaite, il trouvait un second sujet de joie dans la mortification qu'il causait à Lucullus, pour qui c'en était en effet une très - grande de se voir donner un successeur, qui venait lui ravir les honneurs du triomphe. Au reste, Pompée ne trompa point les espérances qu'on avait conçues de lui; et la ruine de Mithridate fut l'affaire d'une campagne. (V. MITHRIDATE.) La fuite de ce prince laissant à son vainqueur toute liberté d'agir, Pompée entra dans l'Arménie, et rétablit Tigrane sur son trône, en punissant la déloyauté de son fils. Ensuite, continuant de poursuivre le roi de Pont, il vainquit les Albaniens et les Ibériens en bataille rangée, passa dans la Colchide, pénétra jusqu'à l'embouchure du Phase; et, prescrivant à Servilius, un de ses lieutenants qui y commandait une flotte romaine, de fermer exactement le Bosphore à Mithridate, il crut devoir revenir sur ses pas, régla les démêlés des rois, et arriva en Syrie, dont il dépouilla l'héritier légitime, pour la reduire en province romaine. Les troubles de la Judée, causés par les démêlés d'Hircan et d'Aristobule, qui se disputaient la royauté, l'ayant rappelé dans ce pays, il prit Jerusalem, soumit une partie de l'Arabie, et reçut, dans les plaines de Jéricho, la nouvelle de la mort de Mithridate,auquel, en vainqueur généreux, il fit faire de magnifiques funérailles. Après avoir porté ses conquêtes jusqu'à la mer Rouge, ôté, rendu, donné des couronnes, réparé ou bâti des villes recueilli d'immenses tré sors, et reculé les bornes de l'empire, au point que l'Asie mineure, qui, avant ces victoires, était la dernière de ses provinces, en occupait alors le centre, il reprit le chemin

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de l'Italie, avec toute la pompe d'un conquérant. Environné de gloire, à la tête d'une armée victorieuse, il pouvait tout oser; et Rome craignit un autre Sylla. Pour calmer ces inquiétudes, Pompée licencia son armée, et revint sous les murs de la capitale, en homme privé. Cette modestie, après la victoire, lui gagna tous les cœurs: son triomphe, un peu différé, pour qu'il put avoir le temps d'en rassembler tout l'appareil, dura trois jours, et fit passer, sous les yeux des Romains étonnés les trois parties du monde alors connu en sorte que ses victoires semblaient embrasser l'univers. Outre les richesses de l'Orient, qu'il étala aux yeux des Romains éblouis, on vit marcher, devant le char du triomphateur, les rois, les princes, les grands et les généraux pris dans les combats, ou donnés en otage, au nombre de trois cent vingt-quatre. Les avantages de ces conquêtes ne se bornèrent pas à la pompe d'un vain spectacle; vingt mille talents furent versés dans le trésor public; les revenus de l'Etat se trouvèrent augmentés de trente-cinq millions de drachmes. On s'était plu à le comparer, dès sa jeunesse, avec Alexandre. « Il aurait été à souhaiter, dit » Plutarque, qu'il lui eût ressemblé, » en cessant de vivre avant que la >> fortune l'abandonnât. Le temps » qu'il vécut, depuis son troisième » triomphe, ne lui amena que des >> prospérités odieuses et des disgra» ces sans fin. » Au point de gloire et de crédit, où Pompée était arrivé, il semble n'avoir besoin, pour s'y maintenir, que d'une fermeté de principes, et d'une droiture de vues, qui en eussent imposé aux factieux. Pompée, déjà suspect aux défenseurs de la liberté, tint un langage et une

conduite équivoques, qui mécontentèrent tous les partis; il s'éloigna du sénat, se livra à la faction populaire, et s'abaissa jusqu'à se lier avec Clodius, cet ennemi de Cicéron, si justement flétri par l'histoire. César venait de quitter l'Espagne pour briguer le consulat. Dans ses vues d'élévation, il ne voyait que deux rivaux, Pompée et Crassus. Aussi ambitieux, mais plus adroit que l'un et l'autre, il conçut le projet de les faire servir tous deux à sa grandeur. Ils étaient ennemis; et leur discorde agitait toute la république mais cette division même avait un heureux résultat. César entreprit de les rapprocher, et donna même à cette intrigue une couleur spécieuse. Caton et Cicéron n'y furent pas trompés, le dernier mit tous ses efforts a détourner Pompée d'une liaison qui devait être si préjudiciable à ses intérêts comme à sa gloire. Il perdit l'amitié de Pompée, et se fit un ennemi de Gésar. Alors se forma cette ligue connue sous le nom de premier Triumvirat vers l'an 60 avant J. C. Les triumvirs dissimulèrent d'abord leur intelligence, affectant même d'être quelquefois d'un avis différent; mais les ef fets de cette réunion du génie, du crédit et de la fortune, ne pouvaient rester long-temps cachés. « Nous avons des maîtres, s'écria » Caton; et c'en est fait de la répu>>blique! » Ce premier résultat fut pour Pompée la ratification des actes de son généralat, qu'il n'avait pu obtenir l'année précédente. De son côté, César, devenu consul, proposa des lois agraires, et s'appuya du suffrage de son ami, à qui pour lors il échap pa de dire que, «contre ceux qui » menaçaient de l'épée, il le défen» drait avec l'épée et le bouclier; »

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mot violent que ses amis mêmes ne purent justifier qu'en le taxant d'irréflexion. Mais le triumvirat cessa d'être un mystère, lorsqu'on vit Pompée épouser Julie, fille de César. C'est ainsi qu'il devint le gendre de celui qu'il avait souvent appelé son Egysthe; car César passait pour être le corrupteur de Mucia, que son mari avait répudiée à son retour d'Asie. Pompée ne tarda pas à justifier les craintes de Caton. Il remplit Rome de troupes, et se rendit, à force ouverte, maître de toutes les affaires. Cette conduite devait indis

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poser les esprits; aussi un acteur ayant prononcé sur le théâtre ce vers: «C'est pour notre malheur » que tu es devenu grand, » l'allusion fut saisie, le peuple applaudit, et fit répéter plusieurs fois le même vers. Ces applications se renouvelèrent dans d'autres endroits de la piècc, entre autres celui-ci : « Il viendra » un temps où tu regretteras amère>>ment cette vertu qui, jusqu'ici, >> fait ta gloire, et que tu abandonnes » maintenant. » Mais Pompée était trop avancé pour reculer; et, quelque pénible que fût pour lui cette expression du mécontentement public, il continua d'obéir aveuglément à toutes les volontés de César: par-là, il excita la joie de Crassus, qui, son ennemi secret depuis long-temps, ressentait une maligne satisfaction de le voir se déshonorer. Pompée acheva de se rendre odieux en abandonnant Cicéron aux fureurs de Clodius. Il ne tarda pas à s'en repentir. Devenu l'objet des insultes et des vociférations de ce forcené tribun, et novice dans ces sortes de combats, il se tint renfermé chez lui, cherchant à regagner, par le moyen de ses amis, l'estime des bons citoyens. On lui conseilla de répudier Julie,

de renoncer à l'amitié de César, et de contribuer au rappel de Cicéron: il s'en tint au dernier avis. Cicéron, croyant lui devoir son retour, s'efforça de le réconcilier avec le sénat, et lui fit donner la surintendance des vivres, qui rendit Pompée encore une fois maître de tout l'empire. Celui-ci s'acquitta de cet emploi, comme de tous les autres, à l'avantage et à la satisfaction de la république. Lorsqu'il se disposait à ramener à Rome les blés qu'il avait ramassés dans la Sicile, la Sardaigne, et sur les côtes d'Afrique, le vent était violent, et les pilotes hésitaient à partir; il s'embarqua le premier, et fit lever l'ancre en disant: « Il est nécessaire que je parte; » mais il n'est pas nécessaire que je » vive: » mot qu'une froide critique a voulu blâmer comme impliquant contradiction, mais qu'il faut juger avec le sentiment qui l'a dicté. Cependant les guerres des Gaules cimentaient la grandeur de César, qui se servait des armes des Romains pour piller l'or des Gaulois, et de l'or des Gaulois pour asservir les Romains. La ligue triumvirale subsistait encore. Aux termes d'un accord secret, Crassus et Pompée devaient briguer le consulat, et César soutenir leur brigue, en envoyant à Rome un grand nombre de ses gens de guerre pour donner leurs suffrages en leur faveur. Le plan réussit, malgré l'opposition des meilleurs citoyens. Tous deux parvenus au consulat par la violence, ne s'y conduisirent pas avec modération. Pompée, au moment où Caton allait être nommé préteur, rompit l'assemblée, sous prétexte, dit-il, qu'il avait observé au ciel des augures défavorables. Les triumvirs s'étaient déjà partagé les provinces: ils firent confirmer cette

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aux deux antagonistes qu'ils avaient cessé de s'entendre; et le consul redemanda les deux légions qu'il avait prêtées à César. La maladie qu'il eut alors à Naples, et les fêtes par lesquelles toute l'Italie célébra sa convalescence, lui causèrent une ivresse qui détermina la guerre civile. Dans l'excès de sa présomption, il disait publiquement n'avoir besoin, contre son rival, ni d'armes ni de préparatifs; et il se vantait de pouvoir le détruire beaucoup plus facilement qu'il ne l'avait élevé. « Ce qui perdit » surtout Pompée, remarque qua» tesquieu, fut la honte de penser » qu'en élevant César comme il avait » fait, il eût manqué de prévoyan»ce. Il s'accoutuma, le plus tard » qu'il put, à cette idée; il ne se met>> tait point en défense, pour ne point » avouer qu'il se fût mis en danger: >> il soutenait au sénat que César n'o >> serait faire la guerre; et parce qu'il » l'avait dit tant de fois, il le redi»sait toujours. » Quelqu'un lui ayant dit si César marchait contre Rome, on ne voyait rien qui pût l'arrêter : « En quelque lieu de l'Îta» lie, répondit-il, que je frappe la » terre de mon pied, il en sortira » des légions. » Sur le refus que César fit de désarmer, le sénat rendit un décret qui le déclarait ennemi de la patrie, s'il ne quittait son armée avant trois mois. Tel fut le premier acte d'hostilité entre ces deux rivaux de gloire et de puissance. Cependant César faisait ses préparatifs en diligence, tandis que Pompée s'amusait à donner des spectacles et à jouir de sa popularité. Bientôt César s'avança vers l'Italie; et la rapidité de sa marche répandit à Rome le trouble et la consternation. Caton, alors, rappelant à Pompée ce que dès le commencement il lui avait prédit :

disposition par une loi. Suivant toute
apparence, Pompée avait commencé
à ouvrir les yeux sur les vues secrètes
de César. Nommé gouverneur d'A-
frique et d'Espagne, il craignit que
son éloignement ne laissât le champ
libre à son rival. Il se contenta de
gouverner ces provinces par ses lieu-
tenants, quoique la chose fût sans
exemple, pendant qu'il s'occupait à
Rome de captiver la faveur populaire
par des jeux et des spectacles. A l'oc-
casion de la dédicace d'un théâtre
qu'il avait fait construire, et qui
était assez vaste pour contenir
rante mille spectateurs, il donna des
représentations si magnifiques, qu'au
rapport de Cicéron, la pompe de
l'appareil en fit disparaître la gaîté.
La mort de Julie et la défaite de
Crassus achevèrent de rompre les
liens qui unissaient César et Pompée.
Celui-ci, sentant la nécessité de
se fortifier contre un rival qu'il crai-
gnait et qu'il affectait de mépriser,
voulut se faire nommer dictateur, et,
pour se rendre nécessaire, favorisa
les progrès de l'anarchie. Il ne réus-
sit qu'à être élu seul consul; et
cette élection, sans exemple, fut au-
torisée par Caton et par le sénat,
avec la permission de se donner un
collègue au bout de deux mois; et ce
collègue fut Metellus Scipion, dont
il avait épousé la fille Cornélie. A
quelques fautes près, il se condui-
sit avec sagesse dans ce poste, au-
quel il ne manquait de la dictature
que
le nom. Mais, en se faisant con-
férer des pouvoirs extraordinaires
Pompée autorisa les prétentions des
amis de César, qui demandèrent
pour lui une durée égale de proroga-
tion dans son gouvernement, avec
la liberté de briguer le consulat,
quoique absent. La mollesse avec la
quelle Pompée le défendit, prouva

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que,

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« Dans tout ce que vous m'avez an» noncé, répondit Pompée, vous » avez deviné en homme d'esprit; » et moi, dans tout ce que j'ai fait, j'ai agi en homme de bien. » C'est sans doute ce dont Caton n'était pas convaincu; mais pour lors, n'envisageant que le danger de la patrie, il proposa de nommer Pompée général, avec une autorité souveraine, ajoutant que «< ceux qui ont fait les plus grands » maux sont ceux qui savent aussi » le mieux y apporter les remèdes » convenables. » César avait déjà passé le Rubicon. Pompée, éperdu, ne voyant autour de lui que trouble et que confusion, quitta Rome avec les consuls, et fut obligé d'abandonner l'Italie; «< ce qui, dit Montes » quieu, fit perdre à son parti la ré» putation, qui, dans les guerres ci» viles, est la puissance même. » Il se renferma dans Brindes : le sénat, les consuls et le vertueux Caton l'y suivirent; ce qui ne contribua pas peu à faire croire qu'il défendait la république mais, au lieu d'attendre dans cette place-forte l'armée qui lui venait d'Espagne, il passa en Grèce avec la précipitation d'un fugitif. César, maître en deux mois de Rome et de l'Italie, vole en Espagne, et, vainqueur des lieutenants de Pompée, se transporte en Grèce pour le combattre lui-même. Aidé des secours de tout l'Orient, son rival avait formé deux grandes armées, l'une de terre, l'autre de mer; et il avait animé ses soldats en prenant part à tous leurs exercices, D'abord, il évita soigneusement d'en venir à une action décisive. César, sentant qu'il ne pouvait l'y contraindre, prit la résolution de l'enfermer dans ses lignes, et en vint à bout, quoiqu'il eût un tiers moins de troupes. Pompée, sans attendre les dernières extrémités, attaque les li

gnes, les force, et tue à l'ennemi deux mille hommes sur la place. Il l'aurait entièrement défait, s'il avait pu ou s'il eût osé le poursuivre et entrer dans son camp pêle-mêle avec les fuyards; aussi César dit le soir à ses amis: « Aujourd'hui, nos en>> nemis remportaient une victoire » complète, si leur chef avait su » vaincre. » Réduit par cet échec à une extrême disette, César gagna la Thessalie. Dans le conseil tenu par les amis de Pompée, Afranius ouvrit l'avis de retourner en Italie, qui était le plus grand prix de la guerre ; mais le général ne put consentir à fuir une seconde fois devant César, lorsqu'il pouvait le poursuivre à son tour. Il fut donc résolu de le suivre de près, sans jamais hasarder une bataille, mais de le harceler, de le miner par des affaires de détail et par la disette. Ce plan ne manquait pas de sagesse: mais il fallait avoir la fermeté de le suivre; et, « com»me Pompée avait surtout le fai»ble de vouloir être approuvé, il » ne pouvait s'empêcher de prêter » l'oreille aux vains discours de ses » gens, qui le raillaient ou l'accu>> saient sans cesse (2). » On lui reprochait de vouloir goûter longtemps le plaisir de commander, et d'avoir, en quelque façon, pour gardiens et presque pour esclaves, des sénateurs et des consulaires, nés pour gouverner les nations. Domitius Ahenobarbus l'appelait Agamemnon, ou roi des rois. Favonius, cet extravagant imitateur de Caton, demandait si, au moins cette année, ils ne mangeraient pas des figues de Tusculum. Afranius le traitait de marchand de provinces. Ces sarcasmes étaient d'autant plus

(2) Montesquieu.

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