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avoir révu leur patrie et leur famille, ils reviendraient dans ses états, reprendre les places qu'ils y occupaient: il leur donna, en meme temps, des pouvoirs pour agir comme ses ambassadeurs dans les différentes cours de la chrétienté; il les pourvut de passeports et de lettres qui devaient leur assurer une généreuse hospitalité dans toute l'étendue de son empire; il les combla enfin de présents et les renvoya pénétrés pour lui de vénération et de reconnaissance. Nos Voyageurs partirent avec la princesse; longèrent les côtes de la Chine; traversèrent le détroit de Malacca; furent retenus pendant cinq mois, à cause des moussons, dans l'île de Sumatra ; abordèrent aussi dans l'île de Ceylan; doublèrent le cap Comorin; cotoyèrent, quelque temps, les rivages du Malabar; traversèrent l'Océan indien ; et aborderent à Ormus, dans le golfe Persique. Mais ils avaient perdu, dans le cours de leur navigation, six cents hommes d'équipage, et les deux ambassadeurs qu'ils étaient chargés d'accompagner. A peine débarqués en Perse, les voyageurs vénitiens apprirent que l'empereur Tartare Koublaï - Khan, qui les avait envoyés, venait de mourir, au commencement de l'année 1294, et que le roi des Mongols, Arghoun, auquel était destinée la princesse qu'ils amenaient avec eux, était mort dès l'année 1291: ses états, lorsque les Polo y arrivèrent, se trouvaient gouvernés par un régent qu'on soupconnait avoir intention d'usurper le souverain pouvoir. Le fils d'Arghoun, nommé Ghazan, qui depuis acquit une grande célébrité, était campé, avec son armée, sur la frontière du royaume, au nord-est, du côté du

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Khorasan. Il attendait une occasion favorable de faire valoir ses droits au trône, dont on voulait l'exclure à cause de la petitesse de sa taille. C'est auprès de ce prince que nos Vénitiens se rendirent d'abord; et ce fut entre ses mains qu'ils remirent la princesse qui leur avait été confiée. L'objet de leur mission étant ainsi rempli, ils commencèrent leur voyage pour retourner en Occident, et s'arrêtèrent à Tauris, où se trouvait la cour du régent dont nous venons de parler. Ils demeurèrent neuf mois à Tauris; puis, munis des passeports nécessaires, ils continuèrent leur route, passèrent par Ardjis sur le lac de Van, par Erzeroum, par Trebizonde et Constantinople. Ils arrivèrent enfin à Venise, leur ville natale, l'an 1295, après une absence de vingt-six ans (5). Tout ce que nous venons de dire sur les aventures de Marco-Polo et de sa famille, est puisé dans l'ouvrage même de ce voyageur, dont tout atteste la bonnefoi et l'exactitude: ce que nous ajouterons repose principalement sur la tradition recueillie deux siècles et demi après sa mort, par Ramusio, son savant éditeur. Lorsque les Polo arrivèrent dans leur palais, ils le trouvèrent occupé par plusieurs de leurs parents qui s'en étaient mis en possession, d'après la persuasion où tout le monde était qu'ils avaient cessé d'exister. Ces parents ne purent les reconnaître, tant l'âge et les fatigues les avaient tous changés; tant ils ressemblaient à des Tartares par leur accoutrement, leur teint hâlé, et même leur langage; car ils avaient en partie oublié leur languè maternelle, et ils ne la par

(5) De vingt-quatre ans, si, comune e veulent plusieurs manuscrits, le départ n'eut lieu qu'en 1252.

laient qu'avec un accent étranger, et avec un mélange de mots barbares. Mais ils convoquèrent une assemblée de tous ceux qui les avaient connus autrefois; et après avoir raconté leurs aventures, ils étalèrent une quantité prodigieuse de rubis, de saphirs, d'escarboucles, d'émeraudes et de diamants, qu'ils avaient rapportés, cousus dans l'intérieur de leurs vêtements les plus grossiers. A la vue de ces richesses incalculables on ne forma plus aucun doute sur la vérité de leur récit : le bruit de leur retour se répandit dans la ville ; et une foule d'habitants de tous les rangs, se portèrent à leur palais pour les voir et les féliciter. La considération dont ils jouissaient s'accrut encore par le succès de leur entreprise. Maffio, le plus âgé d'entre eux, fut pourvu d'un des principaux emplois de la magistrature. Les jeunes gens des meilleurs familles de Venise recherchèrent la société de Marco, comme le plus jeu ne et le plus aimable des Polo. Ils se plaisaient à l'entendre parler du Cathay, du grand-khan, et de toutes les choses extraordinaires et merveilleuses qu'il avait vues dans ses voyages; et comme, lorsqu'il évaluait le nom. bre des sujets du vaste empire des Mongols, il ne pouvait s'exprimer que par millions, il en reçut le nom de Mes ser Marco Millioni, ou, selon l'orthographe moderne, Milione. Ramusio atteste que, de son temps, le palais de la famille Polo existait encore à Venise, dans la rue Saint-Jean-Chrysostome, et y était connu sous le nom de la Corte del Millioni. Quelquesuns attribuent, non sans beaucoup de vraisemblance, ce surnom populaire donné aux Polo, à leurs grandes richesses et le considèrent comme le synonyme du mot français

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millionnaire. Peu de mois après l'arrivée des Polo à Venise, on apprit qu'une flotte de Gènes commandée par Lampa Doria, avait paru dans l'île de Curzola, sur les côtes de Dalmatie. Venise équipa sur-lechamp une flotte composée d'un nombre de galères plus grand que celui des Génois. Le commandement d'une de ces galères fut confié à Marco Polo, comme à un marin expérimen té. Les deux flottes se rencontrèrent, et une bataille eut lieu. La flotte vé nitienne fut battue; son chef, Dandolo, fut pris ainsi que Marco Polo, qui s'était courageusement porté en avant pour rompre l'escadre ennemie, et qui, ne se trouvant pas suffisamment secondé, fut blessé et fait prisonnier. On l'emmena à Gènes, où sa célébrité lui attira la visite de tout ce qu'il y avait de plus distingué dans la ville. On s'efforça, par tous les moyens possibles, d'adoucirsa captivité; et on lui prodigua généreusement tout ce qui pouvait être nécessaire à ses besoins. A Gènes, comme à Venise, on fut avide d'entendre le récit de ses aventures; et on ne se lassait pas de l'écouter lorsqu'il parlait du grand-khan, de la splendeur de sa cour, et du vaste empire de Cathay. Heureusement pour les progrès des sciences, Marco Polo s'ennuya de répéter toujours les mêmes choses, et voulant se délivrer de toute importunité, il suivit le conseil de plusieurs personnes, qui l'engageaient à mettre par écrit ce. qu'il avait si souvent raconté. Alors il fit venir de Venise les notes originales qu'il avait rédigées pendant ses voyages, et qui étaient restées entre les mains de son père; et, selon la tradition recueillie par Ramusio, confirmée par la Chronique d'Acqui, ou peut-être puisée dans

cette Chronique, Marco Polo dicta la relation que nous avons de lui à un noble Génois, nommé Rustighello ou Rustigielo, que le desir de connaître des contrées lointaines avait amené d'abord près de notre voyageur; mais qui, ensuite, devenu son ami, allait tous les jours passer plusieurs heures avec lui pour lui tenir compagnie. Selon une autre tradition, autorisée par un manuscrit fort ancien, ce fut à un de ses compagnons prisonniers, natif de Pise, que Marco-Polo dicta la relation de ses voyages. Quoi qu'il en soit, on s'accorde à dire que cette relation fut écrite en 1298, et qu'il en circula dès-lors plusieurs copies. Le père et l'oncle de notre voyageur, qui avaient formé le projet de le marier, virent avec beaucoup de peine le plan forpour l'honneur de leur maison, dérangé par sa captivité. Ils firent vains efforts pour la faire cesser. Les sommes considérables qu'ils offrirent à cet effet furent refusées; et ils craignaient qu'elle ne se terminât qu'avec sa vie. Les deux frères délibérèrent alors sur le parti qu'il leur fallait prendre pour satisfaire leur desir d'avoir des héritiers directs, auxquels ils pussent espérer de transmettre leur nom et leurs immenses richesses. Il fut convenu entre eux que Nicolo, déjà âgé, mais d'une constitution vigoureuse, se marierait en secondes noces. Quatre ans après ce mariage, Marco Polo, par la seule intercession de tout ce qu'il y avait d'estimable et d'illustre dans la ville de Gènes fut mis en liberté, et retourna dans sa patrie. A son arrivée dans la maison paternelle, il se trouva avoir trois frères nommés Stéfano, Maffio, et Giovanni, qu'il ne connaissait pas, et que son père avait

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eus de sa seconde femme, pendant son absence. Marco Polo, en fils respectueux et tendre, et en homme sage et prudent, vécut en parfaite intelligence avec cette nouvelle fa- · mille. Lui-même se maria; il n'eut point d'enfant mâle, mais seulement deux filles, dont l'une s'appelait, Moretta, et l'autre Fantina, noms qui ne sont probablement que les sobriquets par lesquels on les désignait dans leur enfance. Lorsque Nicolo Polo eut terminé ses jours, son fils Marco lui érigea un tombeau en pierre, sous le portique de l'église de S.- Lorenzo. Ce monument existant encore du temps de Ramusio, qui le vit ainsi que l'inscription, constatait que c'était la tombe du père du voyageur Marco - Polo. Ramusio a négligé de nous apprendre l'année de la mort de celui auquel ce monument fut élevé. Nous ne savons pas non plus à quelle époque Marco Polo cessa de vivre; on a dit seulement que son testament était daté de l'an 1323 alors il aurait vécu, suivant nous au moins soixante - treize ans, puisque nous plaçons sa naissance en l'année 1250 (6). Quant aux autres membres de cette illustre famille, on sait que l'aîné, Marco, était mort peu de temps après le départ de ses deux frères pour Constantinople, puisque ce fut en l'honneur de sa mémoire, que la mère de notre voyageur voulut qu'il reçût en naissant le nom de cet oncle. Des trois frères de Marco Polo, que son père eut de son second mariage, un seul, Maffio, eut des enfants. Sa famille consistait en cinq fils et une fille nommée Marie. Tous ses fils mouru

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(6) Selon M. Marsden, qui le fait naître en 1254, et mourir en 1324, il aurait vécu soixante-dix ans.

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rent sans laisser de postérité; et Marie, après la mort du dernier de ses frères, qui se nommait aussi Marco, comme notre voyageur, hérita, en 1417, de tous les biens des Polo. Ainsi s'éteignirent le nom, et la descendance directe par les mâles, de cette illustre famille. L'héritière du nom de Polo s'allia avec la famille de Trivisino, une des plus nobles, et des plus considérables de la république de Venise. Les armes de la famille des Polo étaient d'azur, à la bande d'argent, avec trois corneilles de sable. Il n'existe point de portrait authentique de notre voyageur, ni de son père, ni de ses oncles; ceux qu'on a peints ou gravés sont fantastiques. Voilà tout ce qu'on sait sur Marco Polo et sur sa famille. Il est temps de nous occuper de sa Relation: elle fut traduite en diverses langues, et lue avec avidité; mais on y ajouta peu de foi. L'opinion générale était que notre voyageur avait profité du privilége de ceux qui parlent des contrées qu'eux seuls ont visitées, et qui, par conséquent, ne peuvent craindre de contradicteurs. Plusieurs mirent en doute la réalité de ses voyages; et ceux qui lui étaient les plus favorables pensaient que, pour exciter davantage la curiosité, il avait exagéré; et que même, dans beaucoup d'endroits, son livre n'était qu'un tissu de mensonges et de fables invraisemblables. La persuasion à cet égard était si forte, si universelle, que les amis et les parents de Marco Polo la partageaient; et qu'à son lit de mort, ils le supplièrent, pour le salut de son ame, de rétracter tout ce qui se trouvait dans sa Relation, ou au moins de désavouer les passages que tout le monde regardait comme de pures fictions. Marco Polo décla

de

ra, dans ce moment suprême, que, loin d'avoir déguisé ou exagéré, la vérité, il n'avait pas dit la moitié des choses extraordinaires dont il avait été témoin (7). L'incrédulité du public de cette époque n'avait rien d'étonnant. Les Tartares, par leurs dévastations et leur cruauté, étaient considérés dans toute l'Europe comme des espèces de sauvages ayant à peine la figure humaine; et une relation qui parlait d'un empereur de cette nation, ayant une cour, grands-officiers, des tribunaux réguliers, qui décrivait un empire plus grand que l'Europe entière, et mieux civilisé, paraissait ne devoir mériter aucune confiance. Dès qu'on n'ajoutait pas de foi à ce que Marco Polo disait du grand khan et du Cathay, on devait regarder aussi comme fabuleux les récits de mœurs et d'usages si éloignés de ceux que l'on connaissait, d'animaux de formes si insolites, et de phénomènes naturels si étranges. Cependant, comme chaque jour les notions sur les pays décrits par Marco Polo confirmaient de plus en plus ce qu'il avait dit, les cosmographes les plus instruits s'en emparèrent; et, malgré la brièveté et le peu d'ordre de ses descriptions, ils dessinèrent, d'après elles, sur leurs cartes, comme d'après les seules sources authentiques, toutes les contrées de l'Asie à l'orient du golfe Persique et au nord du Caucase et des monts

Himmalaya, ainsi que les côtes orientales d'Afrique. De cette manière, les idées erronées des anciens sur la mer des Indes, leurs noms depuis

(7) Ce fait curieux est attesté par Jacopo d'Acqui, dans sa chronique, et explique pourquoi Marco Polo n'a point parlé de la grande muraille de la Chine; il craignait de passer pour un impos

eur.

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long-temps hors d'usage, disparurent. La science se trouva régénérée ; et quoique encore imparfaite et grossière, elle fut en harmonie avec les progrès des dé couvertes et les langues usitées à cette époque. On vit paraître, pour la première fois, sur une carte du monde, la Tartarie, la Chine, le Japon, les îles d'Orient, et l'extrémité de l'Afrique, que les navigateurs s'efforcèrent dès lors de doubler. Le Cathay, en prolongeant considérablement l'Asie vers l'est, fit naître la pensée d'en atteindre les côtes, et de parvenir dans les riches contrées de l'Inde, en cinglant directement vers l'occident. C'est ain

si que Marco Polo et les savants cos mographes qui, les premiers, donnèrent du crédit à sa Relation, ont préparé les deux plus grandes découvertes géographiques des temps modernes: celle du cap de Bonne Espérance, et celle du Nouveau-Monde (V. MAURO). Les lumières acquises successivement pendant plusieurs siècles, ont de plus en plus confirmé la véracité du voyageur vénitien; et, lorsqu'enfin la géographie eut atteint, au milieu du dixhuitième siècle, un haut degré de perfection, la Relation de Marco Polo servit encore à d'Anville pour tracer quelques détails du centre de l'Asie. Cependant, depuis les découvertes des Anglais et celles des Russes, les travaux déjà mis au jour, et ceux qui sont près d'éclore, rendent l'ouvrage de Marco Polo toutà-fait inutile pour la géographie positive, puisqu'on a, sur toutes les contrées qu'il a visitées, des matériaux plus nombreux et plus abondants; mais cette relation reste toujours comme un monument intéressant pour l'histoire de la géographie, et

pour celle des états. On s'est beaucoup occupé, dans ces derniers temps, à en tirer parti, sous le premier de ces rapports; mais nous sommes forcés de dire que les savants estimables qui sont entrés dans cette carrière, ont pris une fausse direction, et que, par cette raison, leurs efforts ont produit peu de résultats. En effet, on s'est contenté de comparer les voyages et les cartes modernes avec la relation du voyageur vénitien; et de la seule ressemblance des noms, ou a conclu l'identité des lieux. On n'a pas fait attention que, dans l'empire Chinois, les noms des lieux changent à chaque dynastie, et que ceux qui se trouvent aujourd'hui sur nos cartes, ne ressemblent pas à ceux qui prévalaient au treizième siècle. Pour bien expliquer la géographie de Marco Polo, il faut se proposer un but plus grand, plus important. Il faut nécessairement éclaircir d'abord la géographie des Arabes; car c'est surtout d'après leurs notions réelles ou systématiques, que Marco Polo a parlé des parties méridionales et des îles d'Asie, ainsi que des côtes orientales d'Afrique, et de la grande île qui en est voisine. Il faudrait encore, d'après les historiens et les géographes d'Orient, éclaircir la géographic de l'Asie au treizième siècle, et comparer les descriptions de ces auteurs avec des cartes dressées d'après tous les documents modernes, tant asiatiques qu'européens, et retrouver toutes les dénominations alors en usage: par-là on parviendrait à suivre géographiquement l'histoire de Genghiz khan et de ses successeurs ; on aurait une idée précise de l'étendue et des limites des différents états qui, à cette époque, ont été successivement détruits, et élevés

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