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Manon Phlipon (c'était son nom; il n'est pas noble, elle en plaisante elle-même avec grâce) vit le jour à Paris, vers le milieu du dernier siècle '. Elle annonça dès sa jeunesse le goût de l'étude et les dispositions les plus heureuses. Fille d'un artiste, elle était née pour connaître, aimer et sentir les beaux-arts: des crayons, un burin, des livres, une guitare, furent de bonne heure placés dans ses mains. Ses premières années ne lui présentèrent qu'une succession rapide de sentiments affectueux et d'occupations agréables. Chaque instant de cet âge heureux lui rappelait les plus doux souvenirs, et c'est en reportant ses pensées vers ces années si remplies de bonheur et de tranquillité, que trente ans après, du fond de sa prison, elle s'écriait, avec un sentiment qui fait peine : « Ah! je reviendrai sur ces douces scènes, si l'on me laisse vivre!... »

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Ses goûts étaient simples, mais vifs. Des promenades au bord des eaux, sous l'ombrage des bois, étaient ses plaisirs les plus doux; ils s'accordaient avec les impressions qu'avaient laissées dans son esprit la lecture des livres saints et les premiers exercices d'une éducation pieuse. L'aspect brillant des cieux, le tableau riche et varié de la campagne, fortifiaient sa croyance; et plus tard, si quelquefois, dans le silence du cabinet, sa raison ébranlait sa foi, le ravissant spectacle des scènes de la nature lui rendait la ferveur de ses sentiments religieux. Quelle devait être l'ardeur de son zèle, lorsque, dans sa jeunesse, pressée par les alarmes de sa conscience, elle implorait de sa famille la permission de se réfugier dans un cloître !

La paix de cette retraite vit naître dans son cœur un sentiment nouveau, celui de l'amitié, qui fut pour elle, dans la suite, l'objet d'un autre culte. Vive et sensible, elle choisit pour compagne une jeune personne d'une humeur égale et

En 1756.

d'un esprit réfléchi: avec des caractères différents, elles avaient les mêmes inclinations, elles éprouvaient le même plaisir à se trouver ensemble. Leur séparation n'affaiblit point leur attachement : ce fut dans l'intimité de leur correspondance que madame Roland prit le goût, acquit le talent d'écrire. Qui aurait dit alors que cette petite pensionnaire de couvent, qui, avec tout l'abandon, toute la légèreté de son âge, entretenait son amie absente de ses idées, de ses occupations, de ses amusements, s'exerçait, par ces confidences souvent frivoles, à donner de hardis conseils aux rois?

Également avide de connaître, d'aimer et de croire, elle lisait avec la même attention un traité d'algèbre, un livre mystique, un ouvrage de philosophie, Clairault, Bayle et saint Augustin. Une tête moins bien organisée que la sienne n'eût rapporté, de pareilles lectures, que le zèle crédule d'une dévotion ascétique, ou le doute d'une philosophie désolante: elle évita ces deux excès. Mais un autre ouvrage avait déjà décidé pour jamais de ses goûts, de ses opinions, de sa vie entière. L'enfant qui, à huit ans, malgré sa piété fervente, portait à l'église les Vies des hommes illustres de Plutarque, au lieu de son livre de messe; la jeune personne qui pleurait à quatorze ans de n'être pas Spartiate ou Romaine, ne semblait appartenir ni à son temps ni à son pays. La Grèce et l'Italie étaient sans cesse présentes à sa pensée ; elle vivait, pour ainsi dire, au milieu des républiques anciennes; elle admirait la sagesse de leurs lois, la simplicité de leurs mœurs, la force de leurs institutions; son cœur se sentait ému aux seuls mots de gloire, de liberté, de patrie: en parcourant l'histoire des Romains et des Grecs, elle élevait son âme à la contemplation de tout ce qu'il y a de grand dans leurs vertus, de fier et d'héroïque dans leurs actions; elle s'entretenait avec leurs grands hommes, elle assistait à leurs combats, à leurs triomphes; et son imagination, tout occupée des honneurs immortels que décerne la reconnaissance des

peuples libres, ne voyait que la gloire de Léonidas et les trophées de Miltiade; elle oubliait l'exil d'Aristide et la mort de Phocion.

Quand elle reportait ses idées et ses regards vers la France, son siècle et son pays n'avaient point à gagner à la comparaison. La monarchie était rapidement déchue: ce n'était plus cet édifice que Louis XIV avait élevé de sa main puissante, en l'entourant de tous les prestiges de la gloire. Ce monarque avait associé du moins sa nation à sa propre grandeur, et s'était fait pardonner ses erreurs en se montrant plus magnanime dans les revers que dans la prospérité. Louis XV ne rappelait de l'administration de son aïeul que les fautes, et de son caractère que les faiblesses. Depuis les désordres de la régence, le gouvernement perdait chaque jour de sa force et de sa dignité. La débauche souillait les degrés d'un trône que n'avait point autrefois déparé la galanterie ; un ministre inhabile prenait le sceptre des mains d'une courtisane effrontée. Déjà de longs désastres accusaient des choix malheureux la France regrettait les jours de sa splendeur, et ses écrivains soutenaient seuls une gloire qu'avaient laissé flétrir ses guerriers. Que pouvait espérer la nation sous un roi qui bornait l'existence de la monarchie à la durée de son règne; avec des ministres qui réduisaient les devoirs de leur place au soin de flatter le prince, d'intriguer à la cour, d'élever et d'enrichir leur famille? Un État est bien près d'éprouver de grands changements, quand l'amour du bien public est plus vif et plus éclairé dans la nation que dans ceux qui la gouvernent.

Toutefois on ne pourrait, sans injustice et même sans ingratitude, rabaisser avec excès la forme d'un gouvernement qui, lorsqu'il répara les maux de l'anarchie féodale, semblait d'accord avec l'esprit du siècle, avec les mœurs et le caractère de la nation. Des institutions à l'aide desquelles Louis XIV, dans les premières années de son règne, avait

acquis de nouvelles provinces à la France, entouré son teritoire d'une triple enceinte de places fortes, élevé des manufactures, encouragé les arts, abaissé l'Autriche, vaincu l'Espagne, et rendu le nom français respectable à l'Europe entière; des institutions qui lui avaient permis d'appeler autour du trône le mérite, les talents, les vertus, pour en devenir la force, l'honneur ou l'ornement; des institutions qui avaient donné Turenne à la guerre, Colbert à l'administration, d'Aguesseau à la magistrature, le Sueur aux beauxarts, Racine au théâtre, et Bossuet à l'éloquence, ne manquaient assurément ni de prévoyance, ni d'éclat, ni de grandeur. Mais ceux qu'a surpris la chute de la monarchie fondée par Louis XIV n'avaient pas réfléchi sur les conditions de son existence un système de gouvernement qui avait pour barrière et pour appui les mœurs et les croyances, pouvaitil subsister longtemps quand les croyances étaient affaiblies et que les mœurs étaient corrompues? Parce qu'un pareil système existait depuis près d'un siècle, ses partisans s'étonnaient que sa durée ne fût point éternelle. Cette singulière façon de raisonner rappelle une anecdote des Mémoires de madame Roland.

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C'était dans une de ces parties de campagne qu'elle raconte avec tant de charmes : elle se trouvait à Meudon dans une auberge, avec sa famille. « Mon père venait de se coucher, dit-elle, lorsque l'envie d'avoir ses rideaux très-exactement fermés les lui fit tirer si ferme que le ciel du lit tomba, et lui fit une couverture complète : après un petit moment « de frayeur, nous nous prîmes tous à rire de l'aventure, «tant le ciel avait tombé juste pour envelopper mon père << sans le blesser. Nous appelons de l'aide pour le débarrasser; << la maîtresse du logis arrive; étonnée à la vue de son lit décoiffé, elle s'écrie, avec l'air de la plus grande ingénuité: Ah! mon Dieu! comment cela est-il possible? Il y a dix-sept ans qu'il est posé, il n'avait jamais bougé.

"

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L'exclamation de l'hôtesse ressemble au raisonnement dont nous parlions tout à l'heure : quand on compare les petites choses aux grandes, on les trouve subordonnées aux mêmes lois, et les trônes ont leur vieillesse comme les lits d'auberge.

Mademoiselle Phlipon perdit presque à la fois sa mère et sa fortune. La mort de sa mère fut le coup le plus sensible qu'ait jamais éprouvé son cœur: quant à la perte de son bien, cette première rigueur du sort lui apprit à se fortifier contre ses atteintes. Une liaison fondée sur l'estime détermina son mariage. Roland, écrivain laborieux, savant, éclairé, administrateur habile, joignait à l'austérité de son âge et de son caractère la sévérité des mœurs anciennes. Tout fut grave pour madame Roland dans cette union: ses années, comme elle dit elle-même dans une des lettres inédites que nous joignons à cette édition, ses années étaient laborieuses, et marquées par le bonheur sévère qui tient à l'accomplissement des devoirs. La naissance d'un enfant y mêla beaucoup de douceur. Madame Roland, en s'occupant de l'éducation de sa fille, se plaisait à lui rendre les tendres soins qu'elle avant elle-même reçus de sa mère. Renfermée le reste du temps dans le cabinet de son mari, elle s'associait à ses travaux et profitait de ses lumières. Roland, inspecteur des manufactures, lui montrait ce qu'un préjugé absurde avait fait de tort au commerce, ce que des règlements imprévoyants avaient donné d'entraves à l'industrie. Madame Roland tournait ses connaissances nouvelles au profit de ses opinions; et la liberté, qui était déjà pour elle une passion, acquérait à ses yeux l'autorité d'une doctrine, quand elle voyait s'y rattacher des principes utiles aux progrès des arts, et nécessaires à l'accroissement de la fortune publique.

Ainsi, les impressions qu'elle avait reçues dans sa jeunesse se développaient avec l'âge mûr, se fortifiaient par l'étude, l'occupaient dans la retraite, la suivaient dans ses voyages. Dans les contrées qu'elle parcourut avec son mari, avant les

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