Page images
PDF
EPUB

chose à expliquer. On sentira probablement, avant d'avoir fini cette lecture, combien il est frivole de prétendre établir des faits sur des étimologies purement arbitraires, et dont la certitude serait évaluée très favorablement en la réduisant à de simples posà sibilités. Ajoutons qu'on y verra en même tems que si ces auteurs s'étaient astreints à la sévérité des règles que nous avons données (art. CLX et suivans), ils se seraient épargné bien des volumes. Après cet acte d'impartialité, j'ai droit d'appuyer sur l'utilité dont peuvent être les étimologies pour l'éclaircissement de l'ancienne histoire et de la fable. Avant l'invention de l'écriture, et depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les traces des révolutions s'effacent en peu de tems; et il n'en reste d'autres vestiges que les noms imposés aux montagnes, aux rivières, etc., par les anciens habitans du pays, et qui se sont conservés dans la langue des conquérans. Les mélanges des langues servent à indiquer les mélanges des peuples (art. CLXVIII), leurs courses, leurs transplantations, leurs navigations, les colonies qu'ils ont portées dans des climats éloignés. En matière de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités consiste dans leur concert; toutes donnent et reçoivent mutuellement : ainsi les étimologies confirment les étimologies : par la même raison, celles-ci empruntent et répandent une lumière réciproque sur l'origine et la migration des arts, dont les nations ont souvent adopté les termes avec les manœuvres qu'ils expriment. La décomposition des langues mo

dernes peut encore nous rendre, jusqu'à un certain point, des langues perdues, et nous guider dans l'interprétation d'anciens monumens, que leur obscurité, sans cela, nous rendrait entièrement inutiles. Ces faibles lueurs sont précieuses, surtout lorsqu'elles sont seules, mais il faut l'avouer: si elles peuvent servir à indiquer certains événemens à grande masse, comme les migrations et les mélanges de quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir à établir aucun fait circonstancié.

En général, des conjectures sur des noms paraissent un fondement bien faible pour asseoir quelque assertion positive; et si je voulais faire usage de l'étimologie pour éclaircir les anciennes fables et le commencement de l'histoire des nations, ce serait bien moins pour élever que pour détruire: loin de chercher à identifier, à force de suppositions, les dieux des différens peuples, pour les ramener, ou à l'histoire corrompue, ou à des sistèmes raisonnés d'idolâtrie, soit astronomique, soit allégorique, la diversité des noms des dieux de Virgile et d'Homère, quoique les personages soient calqués les uns sur les autres, me ferait penser que la plus grande partie de ces dieux latins n'avait dans l'origine rien de commun avec les dieux Grecs; que tous les peuples assignaient aux divers effets qui frappaient leurs sens, des êtres pour les produire et y présider; qu'on partageait entre ces êtres fantastiques l'empire de la nature, arbitrairement, comme on partageait l'année entre plusieurs mois; qu'on leur donnait des noms relatifs à leurs

fonctions, et tirés de la langue du pays, parce qu'on n'en avait pas d'autres; que, par cette raison, le dieu qui présidait à la navigation s'appelait Neptunus, comme la déesse qui présidait aux fruits s'appelait Pomona; que chaque peuple fesait ses dieux à part et pour son usage, comme son calendrier; que si dans la suite on a cru pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres, comme ceux des mois, et identifier le Neptune des Latins avec le Poseidon des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun était de la réalité des siens, et de la facilité avec laquelle on se prêtait à cette croyance réciproque, par l'espèce de courtoisie que la superstition d'un peuple avait, en ce tems-là, pour celle d'un autre : enfin j'attribuerais en partie à ces traductions et à ces confusions de dieux, l'accumulation d'une foule d'aventures contradictoires sur la tête d'une seule divinité; ce qui a dû compliquer de plus en plus la mithologie jusqu'à ce que les poètes l'aient fixée dans des tems postérieurs (1).

7. Usage des étimologies pour l'intelligence des pre

miers tems de l'histoire ancienne.

CLXXXVII. Nous venons d'expliquer la mithologie avec le secours de l'art étimologique. A l'égard des premiers tems de l'histoire ancienne, j'examinerais les connaissances que les différentes nations prétendent avoir sur l'origine du monde; j'étudierais le

(1) Encyclopédie. Art. Étymologie.

sens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, et à ceux dont elles remplissent les générations; dans le fragment de Sankhoniaton (1), je verrais, après l'air ténébreux et le chaos l'esprit produire l'amour; puis naître successivement les êtres intelligens, les astres, les hommes immortels; et enfin, d'un certain vent de la nuit Aeon et Protogonos, c'est-à-dire, mot pour mot, le tems (que l'on représente cependant ici comme un homme ), et le premier homme; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d'époques des inventions successives des premiers arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces arts, le chasseur, le pêcheur, le bâtisseur; et tous ont inventé les arts dont ils portent le nom. A travers toute la confusion de ce fragment, Sankhoniatôn semble n'avoir fait que compiler d'anciennes traditions qu'il n'a pas toujours comprises: mais dans quelque source qu'il ait puisé, peut-on jamais reconnaître dans son récit des faits historiques? Ces noms, dont le sens est toujours assujetti à l'ordre sistématique de l'invention. des arts, ou identique avec la chose même qu'on raconte, comme celui de Protogonos, présente sensiblement le caractère d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres ont imaginé et cru vraisemblable, et répugnent à celui d'un témoin qui rend compte de ce

(1) M. Turgot dit le prétendu Sankhoniatón; mais j'ai démontré l'authenticité de ce fragment dans le premier volume de la Vie d'Aristarque de Samos, d'où je vais extraire mes principales

preuves.

qu'il a vu ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres témoins. Les noms répondent aux caractères dans la comédie et non dans la société; on peut juger par là ce qu'ont pu penser des auteurs qui ont préféré ces traditions informes, à la narration simple et circonstanciée de la Genèse (1).

Cependant si l'on fait attention que ce fragment nous a été transmis par un évêque chrétien, Eusèbe de Césarée, qui ne le révoque nullement en doute, on le croira plus digne de notre confiance. C'est Eusèbe qui, dans sa Préparation évangélique (2), nous a donné un long extrait de l'ancien historien de Phénicie, appelé Sankhoniatôn. Il dit que cet auteur écrivait avant la guerre de Troie et passait pour avoir été très-exact dans ses recherches. Sankhoniaton avait écrit dans sa langue naturelle, c'est-à-dire en phénicien; mais son ouvrage avait été traduit en grec par Philon de Biblos, que l'on ne doit pas confondre avec Philon le juif, dont les écrits sont venus jusqu'à nous. Philon avait distribué en neuf livres la traduction qu'il avait faite de Sankhoniatôn. Il y avait ajouté quelques préfaces dont Eusèbe donne même des extraits. Philon disait entre autres choses: « Que Sank«< honiaton, homme fort savant et de grande expérience, souhaitant extrêmement de connaître les <<< histoires de tous les peuples, avait fait une perquisi<«<tion exacte des écrits de Taaut, persuadé que comme

[ocr errors]

(1) Encyclopédie. Art. Etymologie.

(2 Livre I, chap. 9 de l'édition grecque et latine.

« PreviousContinue »