Page images
PDF
EPUB

faut au moins s'appuyer sur des étimologies déjà connues assez certaines, et en assez grand nombre pour établir un mélange des deux langues. D'après ces principes, il n'y a aucune difficulté à remonter du français au latin, du tudesque au celtique, du latin au grec. On admettra même plus aisément une étimologie orientale d'un mot espagnol que d'un mot français, parce que l'on sait que les Phéniciens, et surtout les Carthaginois, ont eu beaucoup d'établissemens en Espagne; qu'après la prise de Jérusalem, sous Vespasien, un grand nombre de Juifs furent transportés en Lusitanie, et que, depuis, toute cette contrée a été possédée par les Arabes (1).

Ainsi nous savons que les chiffres nous viennent des Arabes, et nous ne serons pas surpris d'apprendre que notre mot almanach par lequel nous désignons un livret qui nous enseigne le calcul des tems par le cours des astres, est dérivé de la langue arabe où al signifie le; et manach, supputer.

Scaliger (2) semble faire ici la faute indiquée dans l'article précédent. Il veut puiser cette étimologie dans deux langues. Au lieu de prendre le mot manach dans la langue arabe comme nous venons de le faire, il affirme qu'il faut le chercher dans la langue grecque, où selon lui, μavaxòç indique le cercle lunaire; en effet, manacus, dans Vitruve (3), est le cercle qui représente la ligne écliptique, divisée en douze parties

(1) Encyclopédie. Art. Etymologie.

(2) Notes sur le culex de Virgile.

(3) Livre IX.

pour les douze signes, par le moyen duquel on reconnaît l'accroissement des ombres chaque mois (1). Cette signification conviendrait peut-être mieux à nos almanachs que celle de l'arabe manach. Elle paraît dérivée du grec où les Doriens écrivaient av pour v μὰν μὴν qui signifie mois. Mais je n'ai trouvé μavaxòs dans aucun dictionnaire grec. Ainsi l'étimologie de Scaliger peut être contestée (2).

Il la fortifie cependant par trois exemples du même genre. Le premier est celui du mot almageste par lequel nous désignons, d'après les Arabes, un livre de Ptolémée, intitulé composition astronomique, et qui renferme un recueil très-ancien d'observations astronomiques. On croit que ce mot vient de l'arabe al (le, par excellence) et du grec magos (mage) (3). Scaliger préfère de dériver la seconde partie du mot almageste, du grecμɛɣíσTMη πраɣμaτsíα très-grand travail d'esprit (4). Mais mégisté n'est pas mageste, et il semble que l'analogie des sons se trouve mieux dans l'autre dérivation.

Le second exemple est celui du mọt alchimie, science, philosophie hermétique, art chimérique de la transmutation des métaux, dont on a formé aussi le nom d'alchimiste pour désigner celui qui s'occupe de

(1) Dictionnaire latin-français, par Fr. Noel. Paris, 1810. Art. Manacus.

(2) Elle l'a été par Saumaise. Voyez le Dictionnaire étymologique de Ménage art. Almanac, et les Commentaires de Saumaise sur Solin.

(3) Dictionnaire de Boiste. Art. Almageste.

́{ Dictionnaire étymologique de Ménage. Art. Almanac.

cet art. Ce mot paraît dérivé de l'article arabe al (la, par excellence) et du grec chéméia, chimie (1), écrit en grec par un éta qui se prononce i. Ici tout paraît exact, et cette étimologie ne peut guère être contestée.

Le troisième exemple est celui du mot alambic, vaisseau pour distiller, dérivé encore de l'article arabe al et du grec ambix, vase (2). On trouve en effet au employé en ce sens par Dioscorides (3), livre v, et dans Athénée, livre XI. Ménage a donc tort d'écrire alembic. Cette étimologie est admise par Vossius et par Casaubon, ce qui ne paraît laisser aucun doute.

Un assez grand nombre d'inductions prouve donc l'étimologie mélangée d'arabe et de grec, et l'on sentira facilement l'importance de cette application de notre cinquième règle.

Sixième règle: Il faut connaître les migrations des peuples.

CLXV. 6° Nous venons de voir comment le séjour des Arabes en Espagne nous a porté des mots dérivés de leur langue du moins en partie. On puisera dans cette connaissance détaillée des migrations des peuples d'excellentes règles de critique pour juger des étimologies tirées de leurs langues, et en apprécier la vrai

(1) Dictionnaire de Boiste. Art. Alchimie.

(2) Id. Art. Alambic.

(3) Dictionnaire étymologique de Ménage. Art. Almanac, et avec plus de détail à l'article Alembic.

semblance: quelques-unes seront fondées sur le local des établissemens du peuple ancien. Par exemple, les étimologies phéniciennes des noms de lieu seront plus recevables, s'il s'agit d'une côte ou d'une ville maritime, que si cette ville était située dans l'intérieur des terres; une étimologie arabe conviendra dans les plaines et les parties méridionales de l'Espagne; on préfèrera pour des lieus voisins des Pirénées, des étimologies latines ou basques (1). Je prendrai pour exemple l'un de nos plus grands fleuves.

Le Rhône (on écrivait autrefois Rhosne) s'appelait en latin Rhodanus. C'est l'un des quatre principaux fleuves de la France. On a dit que son nom était purement gaulois (2). Un Bas-Bretón observe que ce nom vient de ce qu'il nomme la langue celtique, où il trouve le mot rhodan qui signifie tourner comme une roue (3). Ce mot manque à la vérité dans le dictionnaire cependant très-volumineux de Bullet. On y trouve seulement sa racine rhod, avec la signification de roue (4), et cela suffit pour un étimologiste, d'autant plus que le Dictionnaire français-celtique publié par Rostrenen, traduit aussi le nom français roue, par le mot rod (5). Il paraît que ce son

(1) Encyclopédie. Art. Etymologie.

(2) Encyclopédie. Neufchastel 1765. t. XIV, p. 260. Art. Khône, par le chevalier de Jaucourt.

(3) Dissertation sur les Brigantes. 1761, p. 76.

(4) Mémoires sur la langue celtique, par Bullet. Besançon 1754. t. III, p. 211.

(5) Dictionnaire françois-celtique. Rennes 1732. p. 831. Art. Roue.

vers la fin du cinquième siècle, et Pécais est peu éloigné de Marseille. Il est à six lieues de Nîmes et autant d'Arles.

Quelques commentateurs ont cru qu'il est ici question de la ville de Roses, dans l'Espagne Tarraconaise, et aujourd'hui dans la Catalogne, Rhoda ou Rhode des Latins, Rhodope de Strabon, et Rhodipolis de Ptolémée. Mais quel rapport cette ville étrangère à la Gaule peut-elle avoir avec un lieu situé à l'embouchure du Rhône?

Le traducteur moderne de Pline (1) trouve probable que la ville ici mentionnée est la Pón de Strabon, jointe par lui à la ville d'Agde, Åy¤¤ǹ (2) dans les anciennes éditions. Ce traducteur appuie cette mauvaise conjecture par laquelle il confond Rhoda avec Agatha contre le texte de Pline, sur le témoignage de Casaubon qui dit précisément le contraire. Cet habile commentateur corrige Rhodê et Agatha, et sa correction est adoptée dans la traduction française du géographe grec. Pline distingue en effet ces deux villes, et Strabon lui-même (3) nomme plus bas la ville d'Agatha sans addition. Il dit cette ville fondée par les Marseillais et située sur le Rauraris, c'est-à-dire l'Hérault, où elle est encore aujourd'hui. Strabon se trompe seulement en disant que Rhodê a aussi été fondée par les Marseillais, tandis que Pline dit qu'elle a été båtie par les Rhodiens, ainsi que

(1) Paris, Panckoucke. 1829. III, 125.

(2) Strabon, éd. de Casaubon, p. 180. livre IV.

(3) Id. p. 182.

« PreviousContinue »