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comme Aristide, sévère comme Caton, ce sont ces vertus qui lui ont donné des ennemis la : rage de ceux-ci ne connaît pas de mesure; qu'elle s'exerce sur moi, je la brave et me dévoue; lui, doit se conserver pour son pays, auquel il peut encore rendre de grands services. » Un salut de confusion fut la réponse de ces messieurs. Ils sont partis; je déjeune, tandis que l'on range à la hâte la chambre à coucher où l'on me fait passer. « Vous pourrez, Madame, demeurer ici tout le jour; et si je ne pouvais vous faire préparer un local ce soir, parce que j'ai beaucoup de monde, on dresserait un lit dans le salon. » La femme du concierge qui me parlait ainsi, ajoute quelques réflexions obligeantes sur les regrets qu'elle éprouve toutes les fois qu'elle voit arriver des personnes de son sexe; « Car, ajoutet-elle, toutes n'ont pas l'air serein comme Madame.» Je la remercie en souriant; elle m'enferme. Me voilà donc en prison! me dis-je. Ici je m'assieds et me recueille profondément. Je ne donnerais pas les momens qui suivirent pour ceux que d'autres estimeraient les plus doux de ma vie ; je ne perdrai jamais leur souvenir. Ils m'ont fait goûter, dans une situation critique, avec un avenir orageux, incertain, tout le prix de la force et de l'honnêteté dans la sincérité d'une bonne conscience et d'un grand courage. Jusque-là, poussée par les événemens, mes actions, dans cette crise, avaient été le résultat d'un vif sentiment qui entraîne : quelle douceur que d'en justifier tous les effets par la rai

son! Je rappelai le passé, je calculai les événemens futurs ; et si je trouvai, en écoutant ce cœur sensible, quelque affection trop puissante, je n'en découvris pas une qui dût me faire rougir, pas une qui ne servît d'aliment à mon courage, et qu'il ne sût encore dominer. Je me consacrai, pour ainsi dire, volontairement à ma destinée, quelle qu'elle pût être; je défiai ses rigueurs, et m'établis dans cette disposition où l'on ne cherche plus que le bon emploi du présent, sans inquiétude ultérieure. Mais cette tranquillité pour ce qui m'était personnel, je ne tentai même pas de l'étendre au sort de mon pays et de mes amis; j'attendais le journal du soir, et j'écoutais les cris des rues avec une avidité inexprimable. Cependant je pris des renseignemens sur ma nouvelle manière d'être et les facultés qui m'étaient laissées. Puis-je écrire, puis-je voir quelqu'un? quelle est la dépense à faire ici? ce furent mes premières questions. Lavacquerie (le concierge) me fit connaître les recommandations qui lui avaient été faites, et la liberté que lui laissaient des ordres de cette nature. J'écrivis à ma fidèle bonne de vevir me voir; il fut convenu qu'elle ne ferait part à personne de cette facilité.

La première visite que je reçus à l'Abbaye, le jour même de mon arrivée, fut celle de Grandpré. « Il faut, me dit-il, écrire à l'Assemblée : n'y avez-vous pas déjà songé? - Non; et maintenant que vous m'y faites penser, je ne vois pas comment j'y ferai lire ma lettre.-Je m'y emploierai de mon

mieux.

Eh bien! je vais écrire. Faites; je serai de retour dans deux heures. » Il part, et j'écris.

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La citoyenne Roland à la Convention nationale.

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De la prison de l'Abbaye, le 1er juin 1793.

Législateurs! je viens d'être arrachée de mon >> domicile, des bras de ma fille âgée de douze ans, >> et je suis détenue à l'Abbaye, en vertu d'ordres » qui ne portent aucun motif de mon arrestation. » Ils émanent d'un comité révolutionnaire; et >> des commissaires de la commune qui accompagnaient ceux du comité, m'en ont exhibé du >> conseil général, qui n'en contiennent également » aucun (1). » Ainsi, je suis présumée coupable aux yeux du public ; j'ai été traduite dans les prisons avec éclat, au milieu d'une force armée imposante, d'un peuple abusé, dont quelques individus m'envoyaient hautement à l'échafaud, sans que l'on ait pu indiquer à personne, ni m'annoncer à moi-même d'après quoi j'étais présumée telle et traitée en conséquence. Ce n'est pas tout; le porteur des ordres de la commune ne s'en est pré

(1) Les amis de madame Roland lui proposèrent, comme on le verra plus bas, de faire quelques changemens à la lettre qu'elle écrivait. Ce sont ces changemens, approuvés par elle, qu'on a marqués par des guillemets.

(Note des nouveaux éditeurs.)

valu qu'auprès de moi, et pour me faire signer son procès-verbal : en quittant mon appartement, j'ai été remise aux commissaires du comité révolutionnaire; ce sont ceux qui m'ont amenée à l'Abbaye; ce n'est que sur leur mandat que j'y suis entrée. Je joins ici copie certifiée de ce mandat, signé d'un seul individu sans caractère. Les scellés ont été apposés partout chez moi; durant leur apposition, qui a duré de trois à sept heures du matin, la foule des citoyens remplissait mon appartement; et s'il s'était trouvé dans leur nombre quelque malveillant avec le dessein de placer furtivement de coupables indices dans une bibliothèque ouverte de toutes parts, il en aurait eu la facilité.

Déjà hier, le même comité avait voulu faire mettre en arrestation l'ex-ministre que les lois ne rendent comptable qu'à vous des faits de son administration, et qui ne cesse d'en solliciter de vous le jugement.

» Roland avait protesté contre l'ordre, et ceux qui l'avaient apporté s'étaient retirés: il est sorti lui-même de sa maison, pour éviter un crime à l'erreur dans le temps où je m'étais rendue à la Convention pour l'instruire de ces tentatives; mais je fis inutilement remettre à son président une lettre qui n'a pas été lue. J'allais réclamer justice et protection; je viens les réclamer encore avec de nouveaux droits, puisque je suis opprimée. Je demande que la Convention se fasse rendre compte des motifs et du mode de mon arrestation ; je de

mande qu'elle statue sur elle; et, si elle la confirme, j'invoque la loi qui ordonne l'énoncé du délit, de même que l'interrogatoire dans les premières vingt-quatre heures de la détention. Je demande enfin le rapport sur les comptes de l'homme irréprochable qui offre l'exemple d'une persécution inouie, et qu'on semble destiner à donner la leçon terrible pour les nations, de la vertu proscrite par l'aveugle prévention.

» Si mon crime est d'avoir partagé la sévérité de ses principes, l'énergie de son courage et son ardent amour pour la liberté, je me confesse coupable ; j'attends mon châtiment. Prononcez, législateurs; la France, la liberté, le sort de la république et le vôtre tiennent nécessairement aujourd'hui à la répartition de cette justice dont vous êtes les dispensateurs. >>

L'agitation dans laquelle j'avais passé la nuit précédente me faisait ressentir une fatigue extrême; désirais avoir ce soir même une chambre, je l'obtins et j'en pris possession à dix heures. Lorsque j'entrai entre quatre murs assez sales, au milieu desquels était un grabat sans rideaux; que j'aperçus une fenêtre à double grille, et que je fus frappée de cette odeur qu'une personne accoutu'mée à un appartement très-propre trouve toujours dans ceux qui ne le sont pas, je jugeai que c'était bien une prison qu'il s'agissait d'habiter, et que ce n'était pas du local qu'il me fallait attendre quelque

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