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rentra avec de nouvelles espérances pour la liberté. Il est grand dommage, disions-nous, que le conseil soit gâté par ce Danton, qui a une réputation si mauvaise! Quelques amis, à qui je le répétais à l'oreille, me répondirent : « Que voulez-vous! il a été utile dans la révolution, et le peuple l'aime : on n'a pas besoin de faire des mécontens; il faut tirer parti de ce qu'il est (1). » C'était fort bien dit ; mais il est plus aisé de ne point accorder à un homme des moyens d'influence que de l'empêcher d'en abuser. Là commencèrent les fautes des patriotes. Dès que la cour était abattue, il fallait former un excellent Conseil, dont tous les membres, irréprochables dans leur conduite, distingués par leurs lumières, imprimassent au gouvernement une marche respectable, et aux puissances étrangères de la considération. Placer Danton, c'était inoculer

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» devons à l'opinion publique de les réintégrer sur-lechamp (on applaudit); et comme je ne crois pas qu'il puisse se manifester aucune opposition dans l'Assemblée, je demande que l'on mette sur-le-champ aux voix le rappel de ces trois ministres. »

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« L'Assemblée décide unanimement que MM. Roland, » Clavière et Servan reprendront leurs fonctions dans le » ministère. »>

(Note des nouveaux éditeurs.)

(1) Danton disait à cette époque, en faisant allusion à l'attaque du château : J'ai été porté au ministère par un boulet de canon. (Idem.)

dans le gouvernement ces hommes que j'ai peints plus haut, qui le tourmentent quand ils ne sont pas employés par lui, qui le détériorent et l'avilissent dès qu'ils participent à son action. Mais qui donc aurait fait ces réflexions? qui eût osé les communiquer et les appuyer hautement? C'était l'Assemblée, ou la commission des vingt-un, qui déterminait les choix ; il y avait là beaucoup d'hommes de mérite, et pas un chef; pas un de ces êtres à la Mirabeau, propres à commander au vulgaire, à rallier, en un faisceau, les volontés des sages, et à les présenter avec l'ascendant du génie qui se fait obéir dès qu'il se manifeste.

On ne savait qui mettre à la marine : Condorcet parla de Monge, parce qu'il l'avait vu résoudre des problèmes de géométrie à l'Académie des sciences, et Monge fut élu. C'est une espèce d'original, qui ferait bien des singeries à la manière des ours que j'ai vus jouer dans les fossés de la ville de Berne : on n'est pas plus lourdement Pasquin et moins fait pour être plaisant. Autrefois tailleur de pierres à Mézières, où l'abbé Bossut l'encouragea et lui fit commencer l'étude des mathématiques, il s'est avancé à force de travail, et avait cessé de voir son bienfaiteur dès qu'il avait espéré de devenir son égal. Bon homme, au demeurant, ou sachant en acquérir la réputation dans un petit cercle, dont les plus malins personnages ne se seraient pas amusés à faire voir qu'il n'était qu'épais et borné. Mais enfin il passait pour être honnête homme,

ami de la révolution ; et l'on était si las des traîtres, si embarrassé de trouver des gens capables, que l'on commençait par s'accommoder de ceux qui étaient sûrs. Je n'ai pas besoin de parler de son ministère; le triste état de notre marine ne prouve que trop aujourd'hui son ineptie et sa nullité (1).

Lebrun, employé dans les bureaux des affaires étrangères, passait pour un esprit sage, parce qu'il n'avait d'élans d'aucune espèce; et pour un habile homme, parce qu'il était assez bon commis. Il connaissait passablement sa carte diplomatique, et savait rédiger, avec bon sens, un rapport ou une lettre. Dans un temps ordinaire, il eût été fort bien placé au département qui est le moins chargé, et dont le travail est le plus agréable à faire; mais il n'avait rien de l'activité d'esprit et de caractère qu'il eût fallu développer à l'instant où il y fut appelé. Mal instruit de ce qui se passait chez nos voisins, envoyant dans les cours des hommes qui, sans être dénués de mérite, n'avaient aucune de

(1) Il y a beaucoup de satire mêlée à quelque vérité dans ce portrait; mais on ne pourrait sans injustice confondre l'homme public avec le savant : il est plus équitable de séparer le mathématicien célèbre, le profond physicien, l'inventeur de la géométrie descriptive, le fondateur de l'École Polytechnique, de l'homme qui n'eut pas un caractère égal à son génie, de l'administrateur auquel ont manqué peut-être les talens nécessaires à sa place.

(Note des nouveaux éditeurs.)

ces choses qui leur servent de recommandation, et pouvaient à peine passer l'antichambre de quelques grands, il ne savait employer ni l'espèce d'intrigue, au moyen de laquelle on eût donné chez eux de l'occupation à ceux qui voulaient nous attaquer, ni l'espèce de grandeur dont un État puissant doit investir ses agens reconnus pour se faire respecter.

Que faites-vous donc ? lui demandait quelquefois Roland. A votre place, j'aurais déjà mis l'Europe en mouvement et préparé la paix de la France, sans le secours des armes ; je voudrais savoir ce qui se passe dans tous les cabinets, et y exercer mon influence. » Lebrun ne se pressait jamais; et l'on vient, en août 1793, d'arrêter, à son passage en Suisse, pour aller à Constantinople, Sémonville, qui devait y être rendu depuis huit mois. Les derniers chocs de Lebrun achèvent de le peindre, et me dispensent d'ajouter aucun trait. Il a fait nommer ministre plénipotentiaire en Danemarck, Grouvelle, le secrétaire du Conseil, dont, à ce titre, j'avais déjà à parler.

Grouvelle, élève de Cérutti, dont il n'a appris qu'à faire de petites phrases, où il met toute sa philosophie, médiocre, froid et vain, dernier rédacteur de la Feuille villageoise, devenue flasque comme lui; Grouvelle avait été sur les rangs, pour je ne sais quel ministère, et fut nommé secrétaire du Conseil au 10 août, en exécution d'une loi constitutionnelle, contre l'inobservation de laquelle Roland avait si vivement réclamé, que le roi s'était

enfin déterminé à la faire suivre. Roland avait espéré que la tenue régulière d'un registre où l'on inscrirait les délibérations, établirait, dans le Conseil, une marche plus sérieuse et mieux remplie ; il y voyait l'avantage, pour les hommes fermes, de faire constater leurs opinions, et de laisser un témoignage quelquefois utile à l'histoire, et toujours à leur justification. Mais les meilleures institutions ne valent que pour les individus incapables de les pervertir. Grouvelle ne savait point dresser un procès-verbal, et les ministres ne se souciaient nullement, pour la plupart, qu'il restât des traces de leur avis. Jamais le secrétaire n'a pu faire qu'un énoncé des délibérations prises, sans déduction de motifs, ni mention des oppositions; jamais Roland n'a pu obtenir de faire consigner les raisons des siennes, quand il en élevait de formelles contre les. résolutions. Grouvelle s'immisçait constamment dans la discussion, et sa manière pointilleuse ne contribuait pas peu à la rendre difficile. Roland, ennuyé, lui observa une fois qu'il oubliait son rôle : << Ne suis-je donc qu'une écritoire? » s'écria aigrement l'important secrétaire. « Vous ne devez pas être autre chose ici, répliqua le sévère Roland : chaque fois que vous vous mêlez de la délibération, vous oubliez votre fonction, qui est de la recueillir; et voilà pourquoi vous n'avez que le temps de faire, sur feuille volante, une petite nomenclature insignifiante, qui, reportée sur le registre, ne présente aucun tableau des opérations du gouverne

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