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me demander la soupe, d'autres jours que ceux où j'avais coutume de recevoir, pour s'entretenir de quelque affaire avec Roland.

On ne saurait faire montre de plus de zèle, d'un plus grand amour de la liberté, d'un plus vif désir de s'entendre avec ses collègues pour la servir efficacement. Je regardais cette figure repoussante et atroce; et quoique je me disse bien qu'il ne fallait juger personne sur parole, que je n'étais assurée de rien contre lui, que l'homme le plus honnête devait avoir deux réputations dans un temps de parti, qu'enfin il fallait se défier des apparences, je ne pouvais appliquer l'idée d'un homme de bien sur ce visage. Je n'ai jamais rien vu qui caractérisât si parfaitement l'emportement des passions brutales, et l'audace la plus étonnante, demi-voilée par l'air d'une grande jovialité, l'affectation de la franchise et d'une sorte de bonhomie. Mon imagination assez vive, se représente toutes les personnes qui me frappent, dans l'action que je crois convenir à leur caractère; je ne vois pas durant une demiheure une physionomie un peu hors du vulgaire, sans la revêtir du costume d'une profession, ou lui donner un rôle, dont elle m'inspire ou me rappelle l'idée. Cette imagination m'a souvent figuré Danton un poignard à la main, excitant de la voix et du geste une troupe d'assassins plus timides ou moins féroces que lui; ou bien, content de ses forfaits, indiquant par le geste qui caractérise Sardanapale, ses habitudes et ses penchans. Assurément

je défie un peintre exercé de ne pas trouver dans la personne de Danton toutes les convenances désirables pour cette composition.

Si j'avais pu m'astreindre à une marche suivie, au lieu d'abandonner ma plume à l'allure vagabonde d'un esprit qui se promène sur les événemens, j'aurais pris Danton au commencement de 1789, misérable avocat, chargé de dettes plus que de causes (1), et dont la femme disait que sans le secours d'un louis par semaine qu'elle recevait de son père, elle ne pourrait soutenir son ménage; je l'aurais montré naissant à la section, qu'on appelait alors un district, et s'y faisant remarquer

par la force de ses poumons; grand sectateur des d'Orléans, acquérant une sorte d'aisance dans le cours de cette année, sans qu'on vît de travail qui dût la procurer, et une petite célébrité par des excès que Lafayette voulait punir, mais dont il

(1) Un ouvrage qui renferme sur les personnages de la révolution une foule de particularités peu connues, la Galerie historique des contemporains, ou nouvelle Biographie, imprimée à Bruxelles, rapporte un fait arrivé plus tard, mais qui justifie l'assertion de madame Roland, et qui ajoute un nouveau trait à l'histoire de cette époque. On était en 1791. Danton qui, le 17 juillet, avait pris part au mouvement què réprima la proclamation de la loi martiale, venait de se dérober par la fuite au décret d'accusation lancé contre lui. « Ce qui doit éminemment servir, dit la Biographie, à » faire connaître l'esprit qui commençait, dès ce temps-là, à » s'introduire dans les assemblées du peuple, c'est que déjà

sut se prévaloir avec art en se faisant protéger par la section qu'il avait rendue turbulente. Je l'observerais déclamant avec succès aux sociétés populaires, se faisant le défenseur des droits de tous, et annonçant qu'il ne prendrait de places appointées qu'après la révolution; passant néanmoins à celle de substitut du procureur de la commune, préparant son influence aux Jacobins sur les débris de celle des Lameth; passant au 10 août avec ceux qui revenaient du château, et arrivant au ministère comme un tribun agréable au peuple, à qui il fallait donner la satisfaction de le mettre dans le gouvernement. De cette époque, sa marche fut aussi rapide que hardie: il s'attache par des libéralités, ou protége de son crédit, ces hommes avides et misérables que stimulent le besoin et les vices; il désigne les gens redoutables dont il faudra opérer la perte ; il gage les écrivains ou inspire les

» sous les liens d'un décret de prise de corps pour dettes, » Danton, dont la liberté était doublement menacée, fut » nommé électeur à l'instant même où il était poursuivi ci» vilement et criminellement. Sa présence dans Paris sem» blait donc tout-à-fait impossible, lorsqu'on le vit tout-à» coup, au mépris de toutes les lois, paraître au milieu de » l'assemblée électorale et briguer les suffrages. Un huissier » nommé Damien, qui, son titre exécutoire à la main, » s'était introduit dans l'assemblée pour l'arrêter, fut arrêté lui-même, comme ayant porté atteinte à la souveraineté nationale, et n'échappa qu'avec peine à la fureur popu» laire. »

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(Note des nouveaux éditeurs.)

énergumènes qu'il destine à les poursuivre ; il enchérit sur les inventions révolutionnaires des pa triotes aveugles ou des adroits fripons; il combine, arrête et fait exécuter des plans capables de frapper de terreur, d'anéantir beaucoup d'obstacles, de recueillir beaucoup d'argent, et d'égarer l'opinion sur toutes ces choses. Il forme le corps électoral par ses intrigues, le domine ouvertement par ses agens, et nomme la députation de Paris à la Convention, dans laquelle il passe. Il va dans la Belgique augmenter ses richesses; il ose avouer une fortune de quatorze cent mille livres, afficher le luxe en prêchant le sans-culottisme, et dormir sur des monceaux de cadavres.

Quant à Fabre-d'Églantine, affublé d'un froc, armé d'un stylet, occupé d'ourdir une trame pour décrier l'innocence ou perdre le riche dont il convoite la fortune, il est si parfaitement dans son rôle , que quiconque voudrait peindre le plus scélérat tartufe, n'aurait qu'à faire son portrait ainsi costumé.

Ces deux hommes cherchaient beaucoup à me faire causer en me parlant de patriotisme : je n'avais rien à taire ou à dissimuler à cet égard; professe également mes principes devant ceux que je crois les partager, ou que je soupçonne n'en avoir pas d'aussi purs; c'est confiance à l'égard des uns, fierté vis-à-vis des autres : je dédaigne de me cacher, même sous le prétexte ou l'espérance de mieux pénétrer autrui. Je pressens les hommes par

le tact, je les juge par leur conduite comparée dans ces différens temps avec leur langage: mais moi, je me montre tout entière, et ne laisse jamais douter qui je suis.

Dès que l'Assemblée eut rendu, de son propre mouvement, un décret qui attribuait cent mille livres au ministre de l'intérieur pour impression d'écrits utiles, Danton et Fabre, surtout, me demandèrent, par forme de conversation, si Roland était en mesure à cet égard, s'il avait des écrivains prêts à employer, etc. Je répondis qu'il n'était point étranger à ceux qui s'étaient déjà fait connaître ; que les ouvrages périodiques, rédigés dans un bon esprit, indiquaient d'abord ceux qu'il convenait d'encourager; qu'il s'agissait de voir leurs auteurs, de les réunir quelquefois pour qu'ils s'instruisissent des faits dont il importerait de répandre la connaissance, et se conciliassent sur la manière d'amener plus efficacement les esprits à un même but; que si, lui Fabre, lui Danton, en connaissaient particulièrement quelques-uns, il fallait qu'ils les indiquassent, et qu'ils vinssent avec eux chez le ministre de l'intérieur, où l'on pourrait, une fois la semaine, par exemple, s'entretenir de ce qui devait, dans les circonstances, occuper essentiellement les écrivains. « Nous avons le projet, me répliqua Fabre, d'un journal en affiche, que l'on intitulera Compte rendu au Peuple souverain, et qui présentera le tableau de la dernière révolution; Camille-Desmoulins, Robert, etc., y travail

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