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travaux de fa petite ferme furent confiés aux foins du public. Scipion mourut fans laiffer de quoi marier fes filles, & leur dot fut acquittée par le tréfor de l'état; certes il était jufte que le peuple de Rome payât une fois tribut à celui qui en avait impofé un perpétuel fur Carthage. Après de tels exemples, ferons-nous effrayés de la pauvreté ? Dédaignerons-nous de faire partie d'une famille qui compte d'auffi illuftres ancêtres ? Nous plaindrons-nous de ce que l'exil nous enleve ce dont les premiers philofophes, & les plus grands héros de l'antiquité ne jouirent jamais?

Vous trouverez peut-être à redire, & vous attribuerez à artifice, que je confidere féparément les malheurs qui arrivent tout à la fois à l'homme exilé, en l'accablant de leur poids réuni. Vous pourriez fupporter le déplacement, s'il n'était accompagné de la pauvreté ; ou la pauvreté, fi elle n'était fuivie de la féparation de votre famille & de vos amis, de la perte de votre rang, de la confidération & du pouvoir, de mépris & d'ignominie. A celui qui raisonne de cette maniere, tel qu'il foit, je ferai la réponse fuivante: la moindre de ces circonftances fuffit feule à rendre malheureux l'homme qui n'y est point préparé, qui ne s'est point défait de cette paffion qu'elle doit mettre en jeu, mais celui qui a fu vaincre toutes fes paffions, qui a prévu touts ces accidens, & préparé fon efprit à les endurer, les futmontera tous ensemble ou féparément. Il ne fupportera point la perte de fon rang, parce qu'il peut fe réfigner à celle de fon bien mais il fupportera les deux, parce qu'il eft préparé pour toutes deux; parce qu'il eft fans orgueil, comme fans avarice.

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Vous êtes féparé de votre famille & de vos amis: prénez-en la lifte & examinez-la bien. Combien en trouverez-vous dans votre famille, qui

méritent le nom d'amis? & parmi ceux-ci, combien peu le font réellement? effacez les noms de ceux qui ne devraient pas être fur cette lifte, & ce nombreux catalogue n'occupera bientôt qu'un petit efpace. Regrettez fi vous voulez, d'être féparé de ceux qui vous reftent. Loin de moi, tandis que je déclame contre une faibleffe d'efprit honteufe & répréhensible, de profcrire les fentimens d'une amitié vertueufe. Regrettez d'être féparé de vos amis, mais regrettez-le en homme qui mérite leur attachement. Ceci eft force & non faibleffe d'efprit; loin d'être vice, c'eft vertu.

Mais le moindre chagrin fur la perte du rang que nous tenions, eft chofe ignominieufe; il n'eft de rang eftimable parmi les hommes, que celui qu'affigne le mérite. Les Princes de la terre peuvent donner des titres, inftituer des cérémonies, en exiger l'observation : leur fottife & leur méchanceté peuvent les porter à revêtir des foux & des fripons des robes d'honneur, & des emblêmes de la fageffe & de la vertu : mais nul ne fera vraiment au deffus d'un autre fans un mérite fupérieur, & ce rang ne faurait pas plus nous être enlevé que le mérite qui l'établit. L'autorité fuprême peut donner à la monnoie une valeur fictive & arbitraire, qui en conféquence n'eft pas la même en tous tems & en tous lieux, mais la valeur réelle demeure invariable, & l'homme prudent qui fe défait le plutôt qu'il peut des pieces qui n'en ont aucune, amasse le bon argent. Ainfi le mérite ne procurera pas généralement la même confidération mais qu'importe? vous y aurez le même droit, & ce droit fera reconnu tel en toute circonftance, par les gens fages. S'il n'en eft pas de même des autres, on ne nous enleve cependant rien; nous n'avons aucune raifon de nous plaindre. Ils nous confidéraient pour un rang que

nous avions, pour notre titre & non pour notre propre, mérite. Nous n'avons plus ce rang ni ce titre, & ils ceffent de nous confidérer: ils admiraient en nous ce que nous n'admirions pas nousmêmes. S'ils nous délaiffent aujourd'hui, fachons avoir pitié d'eux. Leur alliduité était importune; ne nous plaignons pas de l'aifance que ce changement nous procure: craignons plutôt le retour de ce rang & de ce pouvoir, qui tel qu'un jour brûlant, ramenerait ces petits infectes, & les ferait fourmiller encore davantage autour de nous. Je fais combien nous fommes portés fous des prétextes fpécieux à déguifer nos faibleffes & nos vices; & à quel point nous venons à bout de tromper non-feulement le monde, mais de nous tromper nous-mêmes. Le penchant à faire le bien eft inféparable de la vertu, c'eft pourquoi l'homme qui ne peut fupporter patiemment la perte du rang & du pouvoir dont il jouiffait, attribuera peut-être fes regrets à l'impoffibilité où il fe trouve de fatiffaire ce penchant ; mais qu'il apprenne que le fage fe contente de faire tout le bien qui eft en fon pouvoir, qu'il n'est aucune fituation dans laquelle il n'en puiffe faire beaucoup, & que lorfqu'il ne dépend pas de nous d'en faire davantage, auffi avons-nous moins à craindre les occafions d'agir en fens contraire.

Les inconvéniens dont nous avons fait mention, n'entraînent rien avec eux que l'homme fage & vertueux ne puiffe vaincre aifément, & ceux dont il me refte à parler, le mépris & l'ignominie, ne fauraient jamais être fon partage. Il eft impoffible que celui qui fe refpecte lui-même, foit méprilé par les autres : & comment l'ignominie pourrait-elle affecter celui qui concentre en lui-même toute fa force, qui appelle du jugement de la mulutude à un autre tribunal, & vit indépendant

des hommes & des événemens? Caton ne fut élu ni Préteur, ni Conful; mais eft-il quelqu'un qui pense de bonne-foi qu'il en réjaillit quelque déshonneur fur lui. La dignité de ces deux magiftratures fe fut accrue, s'il les eut occupées; la perte fut pour elles, non pour Caton.

Vous avez rempli tous les devoirs d'un bon citoyen, vous avez été loyal à votre foi donnée constant dans vos engagemens, & vous avez fervi les intérêts de votre patrie fans calculer ni les ennemis que vous vous faifiez, ni les dangers que vous aviez à courir. Vous avez autant qu'il était en vous, féparé fes intérêts de ceux des factions qui l'agitaient, & de ceux de fes voifins & alliés quand ils fe font trouvés différens : c'eft elle cépendant qui retire aujourd'hui les fruits de vos fervices, tandis qu'ils vous donnent à fouffrir. Vous êtes bannis, traités avec ignominie, & ceux que vous empêchiez de triompher à fes dépens, fe révanchent aux vôtres. Les personnes contre lefquelles vous ferviez pour fauver l'état, conspirent & achevent votre propre ruine. Elles vous accufent, & vous avez pour juge la foule ingrate & écervelée. Votre nom eft infcrit fur les liftes de profcription, & l'art joint à la plus noire méchanceté s'efforce de changer en crimes vos meilleures actions & de flétrir votre caractere. C'eft à ce def fein que la voix facrée du Sénat devient l'écho du menfonge; & ces archives qui devaient être d'éternels monumens de vérité, ne font plus que les dépôts de l'impofture & de la calomnie. Vous penfez que de telles circonftances font infupportables, & vous préféreriez la mort à un fi honteux exil détrompez-vous; l'ignominie retombe fur ceux qui perfécutent injuftement, & non fur celui qui fouffre une injufte perfécution,, recalcitrat undique tutus. ,, Suppofez que l'acte qui vous ban

nit vous déclare attaqué de maladie contagieufe, tortu ou difforme; cette acte expoferait les législateurs au ridicule; l'autre les rend infames, mais ils ne peuvent, ni l'un ni l'autre, affecter l'homme dont la confcience eft exempte des torts qu'on lui impute, & qui jouit en même tems d'un corps fain & bien fait. Au lieu d'un tel exil, voudriezvous, afin de vivre chez vous dans l'aifance, contribuer à mêler davantage ces intérêts contraires, & n'accorder que le troifieme rang à ceux de votre pays? confentiriez-vous avec l'apparence de le préferver de danger fans réalité, à proftituer fon pouvoir à l'ambition étrangere, & fous prétexte de payer fes dettes, à verfer fes tréfors dans les coffres des plus vils citoyens? Si vous accédez à de fi viles conditions, ce n'eft pas à vous que j'adreffe mon difcours, encore moins êtes vous l'homme avec lequel je ferais en relation; & fi vous avez la force de les dédaigner, pourquoi vous plaindriez-vous de l'alternative ? l'exil d'un pays tel que le vôtre en pareilles circonftances, eft une véritable fortie de prifon. Diogene fut chaffé du Royaume de Pont, pour cause de fauffe monnoie, & Stratonicus penfait que la falfification pouvait n'avoir eu lieu qu'afin de fe faire exiler de Scriphos: mais vous avez cet avantage que vous avez obtenu votre liberté en faifant votre devoir.

L'exil avec tous fes maux, eft fi loin de caufer le mépris que celui qui le brave, tandis qu'un fi grand nombre fe laiffe abattre; éleve un trophée à fon honneur fur fa propre infortune; car telle est la trempe de nos efprits, que rien n'excite autant notre admiration que l'homme intrépide au sein du malheur. Une mort ignominieufe eft fans contredit ce qu'il y a de plus affreux au monde; & cependant quel blafphémateur prétendra diffa

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