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siècle. Aussi, tous ses petits poëmes se terminent-ils à l'envi par un mot du cœur, par un trait dont la grâce minaudière effleurait alors, avec discrétion, le sentiment, qui se contentait de peu.

On peut se dire, il est vrai, que ce n'étaient pas sans doute les esprits touchés profondément de toutes les éloquences de la Nouvelle Heloise, qui s'amollissaient ainsi aux mièvres tendresses des idylles de Berquin je veux le croire; et pourtant, qui le sait? le goût d'une époque qui prend, à distance, un aspect simple dans son ensemble, et qu'on a trop facilement tendance à ramener à un caractère d'unité, fut toujours, en réalité, si complexe! Le grave Turgot traduisait Gessner avec amour; et Berquin fit de Turgot son Pollion 1.

PIERRE MALITOURNE.

Voir l'édition des Idylles de Berquin, divisée en deux parties, et illustrée, à chaque pièce, d'un dessin de Marillier, dont le sentiment complète l'harmonie du livre. Voir l'Année littéraire, 1774, 1775.

1 Voyez Idylle III, deuxième recueil

LA PROMESSE TROP BIEN GARDÉE

DAPHNIS ET PHILIS

Au sein d'un doux sommeil, Daphnis, sous un feuillage,

Du midi bravait les fureurs,

Lorsqu'il sentit un nuage de fleurs

Qui, par flocons légers, volait sur son visage.

Il ouvre un peu les yeux et sur l'herbe, à deux pas,

Il aperçoit Philis qui lui tendait les bras.

S'il voulut s'y jeter, c'est chose vaine à dire;

Mais des fleurs l'enchaînaient, il le voulut en vain.
Et voilà que Philis se mit si fort à rire,

Que son bouquet s'échappa de son sein.

« Ah! méchante, dit-il, tu ris, mais de ma chaine,
Dans un moment, je vais me dégager,
Et tu verras si je sais me venger. »

Il eut beau se débattre, il y perdit sa peine.

<< Te venger? dit Philis; oui, si je romps tes nœuds;
Mais si je le faisais, çà, voyons, et pour cause,
Dis, comment prétends-tu te venger? - Oh! je veux
Te donner tant de baisers amoureux,

Que ta joue en sera rouge comme une rose.

Oui-da! si c'est ainsi, tenez, mon cher Daphnis,

Riez, pleurez, mettez-vous en colère,

Point ne vous délirai que ne m'ayez promis

De ne point m'embrasser pendant une heure entière.

Philis, comment veux-tu ?... » Philis s'obstine. « Eh bien!

Soit, pas un seul baiser. » Philis alors s'empresse

De rompre ses nouds : « Le moyen,
Disait-elle tout bas, qu'il tienne sa promesse! »
Mais lui, pour se venger, contraignit son désir.
Sans l'embrasser, il reste assis près d'elle.
Un moment passe, et deux. On hasarde un soupir,

Puis un coup d'œil, puis un mot. Le rebelle Voit, entend tout cela, sans se laisser fléchir.

« Daphnis, dit-elle enfin, l'heure est, je crois, passée. - A peine est-elle commencée, »>

Répondit-il. Philis sourit,

Non toutefois sans un secret dépit.

Elle attend; mais bientôt, d'un air d'impatience :
«Oh! sûrement l'heure vient de passer.

-Y penses-tu ? Qu'importe ? allons! plus de vengeance,
Comment as-tu donc fait pour ne pas m'embrasser? »
Dans ses mains aussitôt la belle, avec adresse,
Cache à demi son front. Le berger triomphant
Par cent baisers alors satisfait sa tendresse.
Il gagnait de bien peu. Las! encore un moment,
L'amour emportait sa promesse.

GILBERT

17511780

On aurait bien peu de chose à dire sur Gilbert, si, par suite d'une erreur qui dure depuis trop longtemps, les anticlassiques de notre époque ne l'avaient représenté à la fois comme un romantique, un saint et un martyr. L'histoire littéraire a ses légendes ainsi que l'histoire religieuse c'est M. Alfred de Vigny qui a consacré la légende de Gilbert, le Chatterton français. Tous les ennemis de la philosophie et de la littérature du XVIIIe siècle ont répété après lui que le poëte de Fréron avait été la victime des philosophes, comme André Chénier avait été la victime des révolutionnaires. Quelques jolies stances de l'Ode imitée de plusieurs psaumes,

J'ai révélé mon cœur au Dieu de l'innocence...

Au banquet de la vie infortuné convive...

ont suffi pour démontrer ce prétendu meurtre d'un homme de génie, froidement accompli par les encyclopédistes. Ce pauvre Gilbert a tellement répété sur tous les tons son fameux cri: « Je meurs » que les bonnes âmes romantiques et catholiques ont fini par crier ensemble à l'assassin! Eh bien, le moment est peut-être venu de le déclarer sans passion: cette accusation d'homicide est un rêve; il n'y a pas eu autre chose, en vérité, que le suicide d'un vaniteux et d'un impuissant ; soyons plus charitable, d'un fou. La mort de Gilbert à l'Hôtel-Dieu peut exciter un mouvement de généreuse pitié, mais elle ne laisse aucun prétexte à la sainte colère des lyriques et des dévots. André Chénier, à sa dernière heure, était bien fondé à dire en se frappant le front: « Il y avait quelque chose là!» mais dans la tête de Gilbert,

qu'y avait-il done? Beaucoup de diables bleus, sans doute, et fort peu de génie.

Suivons avec attention la voie douloureuse du prétendu martyr. Allons chercher sous les Vosges, en Lorraine, dans son pays de Fontenoi-le-Château, cet enfant sublime de la poésie, si méchamment supplicié par les pharisiens de la prose. Le voici à Dole, ployant déjà les épaules sous un faix de lauriers. C'est un phénix de collége, et de quel collége? Le collége de l'Arc, une gloire de la France, si l'on en croit Charles Nodier. Là commence véritablement la Passion du petit Nicolas-Laurent-Joseph. « Il y a quelques années, raconte Nodier dans une de ses innombrables préfaces, que le professeur qui avait enseigné à Gilbert les règles de la versification française, et qui n'existe plus maintenant, se flattait d'avoir fait des poëtes de tous ses écoliers, Gilbert excepté. Ce Gilbert était précisément le grand satirique de notre siècle que des inégalités, des fautes de goût, des incorrections, des bizarreries, des taches trop nombreuses enfin n'empêcheraient pas d'être cité parmi les premiers poëtes de son temps, et peut-être avant eux, si, au lieu d'avoir eu les philosophes pour adversaires, il les avait eus pour amis.» L'injuste professeur de Dôle n'était-il pas un correspondant de Voltaire? Ce fut peut-être, hélas! ce philosophe de province qui donna insidieusement à son élève une lettre de recommandation pour d'Alembert. Le petit Nicolas, dès son arrivée à Paris, semblait fort disposé à s'enrôler dans la secte des cacouacs. Il louait Voltaire, il serait tombé à genoux devant d'Alembert; mais il ne rencontra « dans les apôtres de la nouvelle philosophie que des âmes sèches, froides, inexorables, qui usaient leur philanthropie d'apparat en brochures sentimentales, et qui n'en gardaient rien pour soulager en secret le malheur. >>

Je ne sais pas où Charles Nodier a trouvé la preuve de cette sécheresse; il aurait rendu un grand service à l'histoire littéraire en communiquant au public les mystérieux éléments de sa conviction. Malheureusement il s'est tu, et nous demeurons libre de croire que la précoce vanité du jeune Lorrain, que ses lamentations indiscrètes de poëte malheureux effrayèrent la sympathie au lieu de l'appeler.

On ne protége pas volontiers l'inconnu qui demande l'aumône au nom de son génie futur, et qui veut de la gloire sans délai comme un enfant veut le soleil, la lune et les étoiles. On traita Gilbert comme un enfant; on le laissa pleurer tout à son aise, et quand il trouva bon de se fàcher, de menacer, de mordre, quand il

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