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Chacun sur le damier fixe d'un œil avide

Les cases, les couleurs, et le plein et le vide.
Les disques noirs et blancs volent du blanc au noir;
Leur pile croît, décroît. Par la crainte et l'espoir
Battu, chassé, repris, de sa prison sonore

Le dé, non sans fracas, part, rentre, part encore;
Il court, roule, s'abat : le nombre a prononcé.
Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
Un couple sérieux, qu'avec fureur possède
L'amour du jeu rêveur qu'inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différents de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savants conduit à la victoire
Ses bataillons d'ébène et ses soldats d'ivoire.
Longtemps des camps rivaux le succès est égal;
Enfin l'heureux vainqueur donne l'échec fatal,
Se lève, et du vaincu proclame la défaite;
L'autre reste atterré dans sa douleur muette,
Et, du terrible mat à regret convaincu,
Regarde encor longtemps le coup qui l'a vaincu.
(L'Homme des champs, ch. I.)

LEONARD

17441793

Ronsard et les siens, famille de docte culture, et surtout Vauquelin de La Fresnaye, son enthousiaste disciple, sont bien réellement, en France, les initiateurs de la poésie idyllique. De leurs nombreux essais procèdent, en se modifiant selon le goût des époques qui suivent, les tentatives qui, dans ce genre, se sont produites avec quelque bonheur. Tout doucement enfin, sans trop d'éclat, mais, en faveur de Segrais, le célèbre berger de la grande Mademoiselle, justement admise aux honneurs du tabouret dans la cour olympienne de l'Art poétique, l'idylle arrive, avec ses guirlandes un peu fanées, aux contemporains de madame de Pompadour. On sait comment et dans quelles eaux elle rafraîchit alors sa couronne et son bouquet de rosière. Descendue des monts d'Helvétie, elle prend vite une autre allure que celle qu'elle avait aux champs académiques. Son costume s'ajuste à la convenance des modes du temps. Son langage et ses idées sont tombées de la convention dans l'afféterie; tous les motifs de sentimentalité subtile ou fade l'attirent et lui complaisent; parfois encore elle veut se rappeler ou le mode antique, ou son interprétation par les illustres précurseurs; mais on sent vite qu'au fond la tradition est tout à fait perdue.

Bien que son nom reste voilé dans le demi-jour d'une réputation incertaine, Léonard n'en est pas moins le plus estimable représentant de la poésie pastorale à cette époque, si peu faite, en apparence, pour la sentir et la traiter avec une lueur de franchise. Né à la Guadeloupe, en 4744, Nicolas-Germain Léonard était arrivé en France encore enfant. Tout jeune, et dès la première fleur des dix-huit ans, il se sentit poëte, et son premier essai obtint le suffrage d'une honnête académie de province, qui le couronna et le consacra un peu à huis clos. Ce

premier succès pouvait lui être définitivement et lui fut, du moins quelque temps, préjudiciable. La pièce couronnée était une déclamation de religiosité philosophique: il se crut fait pour le développement de ces grands thèmes qui devaient rester médiocrement exprimés dans notre poésie, jusqu'à ce qu'une des puissantes lyres de nos jours les attaquât et les rendît avec l'émotion et l'ampleur qu'ils réclament. Son premier volume se composa donc de plusieurs longues erreurs de ce genre et de six idylles. Quelques critiques du temps nous transmettent l'impression, très-légère d'ailleurs, que fit dans le monde des lettres ce petit livre de débutant. Les discours et épitres philosophiques, lieux communs rimés avec une certaine emphase, déplurent, et appelèrent sur le pauvre Léonard une boutade orageuse de Grimm, qui va plus loin que le ton amer, et jusqu'à la brutalité. D'autres sont plus indulgents; mais, en somme, on s'accorde à ne tenir compte que des six idylles.

L'idylle, inclinant souvent vers l'élégie, c'était bien là, en effet, le champ modeste aux gracieuses floraisons qu'il était donné à Léonard de cultiver avec amour, et certainement avec quelque succès. Sa nature tendre et rêveuse, y trouva tout de suite le favorable emploi de ses facultés. Sans doute ce fut le chantre de Zurich qui donna l'éveil à cette jeune imagination; les dialogues un peu précieux du Théocrite suisse dirigèrent assurément vers cette forme de la poésie l'écrivain novice qui se cherchait. Mais Léonard, il faut se håter de lui rendre cette justice, ne s'en tint pas à l'étude de cette idylle si parfaitement modernisée. Bien que le courant du goût dominant ne l'y portât point, il eut le désir de remonter aux sources sacrées. Il connut, il aima, il sentit enfin, dans une certaine mesure, insuffisante sans doute, les grands maîtres du genre qu'il adoptait. En maint endroit, son imagination s'en colore autant qu'elle peut; elle se souvient des pays merveilleux, et avec effort elle en reflète quelque aspect. Ce qu'il reste cependant des vivants tableaux de Théocrite et de Virgile, des fraiches images de Bion et de Moschus, de l'inspiration, en un mot, de cette divine poésie antique que Léonard effleura, le dirai-je? C'est la copie morte de la statue où l'idéal resplendit, et qui de l'œuvre originale ne garde que la matérielle enveloppe, parfois attrayante encore, comme toute empreinte, même imparfaite, de ce qui est le beau.

Avec Gessner, avec Goldsmith, Léonard est plus à l'aise; et leur talent, plus fort que le sien, se diminue un peu entre ses mains, sans trop perdre de son charme, et se mesure avec grâce aux forces de

l'interprète. Le vers facile et mollement harmonieux de l'auteur des idylles françaises suffit à rendre les sentiments et les idées de petites compositions simplement ingénieuses, comme le Ruban, le Bain, la Vaine promesse. Une de ces imitations les mieux réussies, celle où la pensée et l'expression se sont le plus heureusement reproduites sous le pinceau flexible de Léonard, c'est le Village détruit, de Goldsmith. Rien, en effet, ne s'adaptait plus naturellement au tour mélancolique et tendre de son imagination que cet élégiaque tableau du poëte anglais. Tout pénétré qu'il demeure de l'intime émotion particulière au talent de l'auteur original, ce petit poëme est devenu français par l'accent personnel que Léonard lui a donné; il l'a conquis à notre poésie: c'est une de ces pages charmantes dont on se souvient.

Je reviens et j'insiste sur cette teinte de mélancolie que je signalais tout à l'heure, parce qu'elle est un des éléments essentiels de la nature d'esprit du doux idylliste. De quelque point, même opposé en apparence, que parte sa pensée, elle penche bientôt et toujours vers ce sentiment qui l'absorbe et la maîtrise. L'éclair de gaieté en est tout à coup voilé; il passe comme une larme furtive au fond du regard souriant. Comme l'émotion est vraie, elle se communique; comme la note est juste, elle pénètre. Car, il faut le constater à l'honneur de ce modeste poëte, cette mélancolie n'a rien de misérablement fictif: elle vous gagne parce qu'elle est sincère; elle parvient à pallier mille faiblesses d'art sous ce charme profond qui vient du cœur. Par elle, dans une certaine mesure du moins, Léonard se rattache à notre inspiration contemporaine; il rencontre en nous la fibre la plus disposée à vibrer au moindre souffle. Lorsque, dans un élan de tristesse, il s'écrie:

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Et le dernier bien qui me reste
Est-il la douceur de pleurer?

on se rappelle involontairement un accent, dont l'analogie est doublement touchante, d'une de nos plus chères lyres si récemment brisée :

Le seul bien qui me reste au monde

Est d'avoir quelquefois pleuré '.

Un trait bien distinct encore qui relie Léonard au sentiment poétique d'aujourd'hui, c'est son amour réel, son observation souvent

1 Alfred de Musset.

franche et précise de la nature. Il l'avait vue; il avait vécu en communion avec elle autrement que les poëtes de son temps. La force, la puissance de concentration, plus que toute autre qualité, manquent à l'artiste dans la composition de ces paysages, où la touche intelligente, l'effet trouvé, la pénétrante fraîcheur se rencontrent plus souvent qu'on n'est disposé à le penser, si on l'a peu lu ou trop oublié. Malgré quelque abus de mythologie convenue, quelques nuances surannées, l'impression reste charmante. Je résiste ici au désir de recueillir çà et là de frappants exemples à l'appui d'une assertion qu'on croirait à tort indulgente ou hasardée. Mais je souhaite que le regret que j'exprime inspire aux lettrés délicats et scrupuleux la bonne pensée de se reprendre à l'œuvre même. Ce retour de sympathique attention, n'est-ce pas d'ailleurs un tribut qu'il est doux d'apporter à ces talents gracieux, mais trop frêles pour vivre tout à fait au grand jour? PIERRE MALITourne.

Voir les OEuvres complètes de Léonard, éditées par Campenon, son neveu. 3 vol. in-8, 1798; voir aussi la Correspondance littéraire de Grimm; Année littéraire, etc.

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