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J'admirai son esprit, je louai ses attraits,

Sans penser que mon âme en serait enflammée;
Si j'avais su d'abord combien je l'aimerais,
Je ne l'aurais jamais aimée.

FABLE

LE SINGE ET L'AMOUR

IMITÉ DE L'ITALIEN

Un vieux singe ridé, monstre de corps et d'âme,
Avait vu quelquefois, dans l'ombre des forêts,
Le dieu d'amour lancer ses traits

Sur quelques jeunes cœurs rebelles à sa flamme.
L'animal peut avoir son tour,

Se flattant de tirer aussi droit que l'Amour.

Un jour que, sans soins, sans alarmes, Cet enfant désarmé dormait nu sur des fleurs, Le drôle en tapinois s'en va prendre les armes Et tous les attributs de l'ennemi des cours; Mais il n'en prit pas tous les charmes.

Il entoure son front du céleste bandeau;

Son dos noir est couvert de la trousse dorée:

D'une main, il tient l'arc, de l'autre, le flambeau;
Semblable, à son avis, au fils de Cythérée,
Excepté qu'il se croit plus beau.
Le monstre ainsi paré fièrement se promène,
Comme un sot qui viendrait d'entrer en dignité.
Dans sa marche il arrive au bord d'une fontaine,
Et s'y mire avec volupté.

Est-ce moi? disait-il; je ne le crois qu'à peine,
Je n'avais pas encor si bien vu ma beauté;
Je suis le dieu d'amour; cet autre si vanté

Ne serait près de moi que le dieu de la haine.

Il se plaindra du vol, mais on n'en croira rien,
En voyant à quel point tout ceci me va bien.
Puis il tourne ses pas vers un bois solitaire,
Et s'y met à l'affùt comme aurait fait l'Amour,
Imitant son maintien, ses ruses, son mystère,
Comme lui craignant le grand jour,
Car le grand jour sert mal quiconque veut mal faire.
A peine est-il posté, qu'il voit à quelques pas
Venir une beauté comme l'on n'en voit guère,
Une beauté qu'ennuyaient ses appas,
Une beauté qui s'affligeait de plaire,

Et qui ne trouvait d'agréments
Qu'à faire une foule d'amants.

Tous les traits s'émoussaient contre ce cœur revêche.
Amour l'avait souvent guettée en cet endroit,
Mais en vain : l'autre Amour vous apprête une flèche,
Et la perce aussitôt d'un coup de maladroit :
Tant l'aveugle hasard souvent fait tirer droit!
Voilà notre belle enflammée

D'un feu qu'on ne connaît que quand on l'a senti,
Et qui, tout à la fois interdite et charmée,
Cherche des yeux la main d'où le trait est parti.
L'Amour depuis longtemps observait la méprise;
Il en a ri d'abord, mais il s'indigne enfin.
Sur le masque insolent il s'élance soudain,
Et le dépouille aux yeux de l'amante surprise,
Qui, tirée à la fin d'erreur,

Dans l'un d'eux voit son maître, et dans l'autre un voleur.
Nymphes, défiez-vous d'une belle apparence,
En tout pays et même en France.

Si j'ai pour lecteur un amant,

Il doit trouver encore un sens en cette fable:
Un amour imposteur peut séduire un moment,
Mais le cœur détrompé revient au véritable.

DELILLE

17381813

L'histoire littéraire offre peu d'exemples d'une destinée aussi heureuse que celle de Jacques Delille. Cet enfant de la Limagne, à qui son père, l'avocat Montanier, n'avait pas même laissé un nom, arriva d'Aigueperse à Paris avec une pension viagère de cent écus pour toute ressource. Mais la fortune, cette grande railleuse, le prit amicalement ́par la main, et, de degré en degré, le fit monter, en quelques années, sur le trône éclatant réservé au génie. Dès que le monarque de Ferney laissa tomber le sceptre, Delille fut roi! « Après la mort de Voltaire, remarque très-justement le critique Duviquet, Delille n'avait plus de rivaux. » On peut ajouter que l'auteur des Jardins était proclamé d'avance l'héritier et le successeur de l'auteur de la Henriade. Quels étaient ses titres à la royauté littéraire? Il n'en avait qu'un : la popularité, une espèce de gloire menteuse qui était plutôt une faveur du hasard qu'une récompense du talent. Le jeune Auvergnat n'eut qu'à prendre la plume pour devenir illustre. Au sortir du collége, tout lo monde l'applaudit; tout un siècle d'initiative et de progrès, le sièclo de la philosophie et de l'esprit, ce XVIIIe siècle inauguré par la raison, cette vaillante époque si fière d'avoir détruit les vieux préjugés, se laissa naïvement imposer la plus incroyable des superstitions; le XVIIIe siècle adora Delille. Je ne connais que deux hommes qui n'aient pas été dupes de cette infatuation universelle le critique Clément, que Voltaire appelait le petit serpent de Dijon, et Rivarol.

A l'apparition des Géorgiques en vers français, il sembla qu'un nouvel astre venait de paraître. La France crut avoir trouvé son Virgile. Déjà plusieurs poëtes avaient tenté de faire passer dans notre langue le poëme latin, mais une pareille entreprise avait été jugée, non pas

très-dificile, non pas impossible: elle avait été déclarée insensée. Racine le fils, à qui le jeune Delille avait parlé de sa folie ambitieuse, ne put s'empêcher de hausser les épaules : « Mon ami Lefranc n'a pas réussi, dit-il, et j'ai prédit à Delille qu'il échouerait. » Cette prédiction ne tarda pas à être démentie par le suffrage même de celui qui l'avait faite. Racine le fils donna le signal du succès. Bientôt les Géorgiques eurent des prôneurs partout, à Paris comme à Versailles, à Ferney comme à Berlin. Suivant le témoignage de M. Amar, l'auteur des Observations critiques, l'ouvrage triomphant força toutes les portes, même celles des boudoirs: car il eut l'honneur « d'être placé sur la toilette et entre les mains des femmes. » Le roi Frédéric de Prusse donna au poëme un brevet d'originalité. Voltaire écrivit à l'Académie pour lui signaler un prodige et la prier de récompenser les talents. « Le poëme des Saisons, ajoutait-il, et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poëmes qui aient honoré la France, après l'Art poétique. » Dès cette époque, Jacques Delille serait glorieusement entré à l'Académie française, si le duc de Richelieu n'eût remontré au roi que le poëte était encore trop jeune pour être admis au sein de l'illustre compagnie. « Trop jeune! Delille trop jeune! s'écria un prélat enthousiaste. Il a près de deux mille ans, il est de l'àge de Virgile! » Il fallut pourtant attendre deux ans le bon plaisir de Richelieu. Delille se résigna facilement à ce délai : il n'avait que trente-quatre ans et Voltaire n'avait été reçu qu'à l'âge de cinquante-cinq. Aucun obstacle désormais ne vint contrarier sa destinée. Nommé professeur de poésie latine au Collège de France, académicien, pourvu de l'abbaye de SaintSéverin, bénéfice simple qui le dispensait d'entrer dans les ordres, le protégé de madame Geoffrin était devenu le favori de Marie-Antoinette et du comte d'Artois.

Quand il publia, vers 1780, le poëme des Jardins ou l'Art d'embellir les paysages, le comte de Schomberg put lui adresser sans fadeur ce joli compliment: « Je vous avais bien toujours dit que vous ne saviez pas lire vos vers. » Pour comprendre la délicatesse d'une telle louange, on n'a qu'à se rappeler le frénétique succès des lectures de Delille dans les salons les plus aristocratiques. « Laissez-moi le voir, disait une dame, quand je ne vois pas ses yeux, il me semble que je ne l'entends pas. » Ses yeux éclataient, en effet, autant que sa parole, quand le lecteur-poëte débitait sur le trépied ses vers retentissants. Dès que la lecture était finie, le triomphateur, le grand homme, descendait en souriant du Parnasse, et personne alors n'était plus aimable, plus

simple, plus modeste et plus doux. On venait de l'admirer avec extase; il fallait l'aimer, le gâter, le bercer, l'enivrer d'encens et de parfums, comme une jolie femme. «Son âme a quinze ans, disait madame Dumolé.... Il inspire tout à la fois les mouvements de curiosité et d'inclination qui ne sont ordinairement sentis que pour un charmant enfant.... » Delille garda toujours cette coquetterie féminine et cette naïveté enfantine dont madame Dumolé se déclare ravie. Il se prêtait comme une petite femme insouciante; il se donnait comme un enfant sans volonté. Quand il s'en allait de Paris à Meudon ou à Auteuil, on l'enlevait sur la route, et cela l'amusait d'être emmené de force où il serait bien allé de son plein gré. C'est ainsi, dit-on, que M. de Choiseul-Gouffier, l'ambassadeur, le conduisit doucement en Grèce et à Constantinople.

Le vaisseau qui portait l'abbé fut attaqué en mer par deux forbans: « Ces coquins ne s'attendent pas, disait le vieil enfant bercé par les flots, à la terrible épigramme que je ferai contre eux. » Avons-nous au moins cette épigramme? Non pas: mais nous avons en revanche le poëme de l'Imagination, qui fut composé à Tarapia, sur le Bosphore, en vue des plages rayonnantes de l'Asie; ce poëme si terne et si froid, qui aurait bien pu fleurir en Islande, et qui pourtant inspira ce vers dithyrambique à un marquis lettré:

L'Imagination est l'ouvrage d'un ange.

De retour à Paris, le poëte-voyageur y fut bientôt effrayé par les tumultes de la Révolution, quoi qu'on ait pu dire après coup de son courage héroïque. La muse frivole et sensible de Delille devait nécessairement mourir avec Marie-Antoinette ou émigrer avec le comte d'Artois. Elle ne mourut pas, la pauvrette; elle préféra émigrer avec la bonne compagnie qui l'avait gâtée. On la vit tour à tour à Bâle, à Brunswick, à Londres, semant sur les chemins toute sorte de poëmes à l'adresse de la vieille France, les Trois Règnes, la Pitié, l'Homme des champs, qui ne valent pas moins que les Jardins, bien que des critiques trop subtils aient marqué jadis quelque préférence pour ce dernier. La vieille France, représentée par la marquise de Pyvant, à Brunswick, lui fit des chaussons de ses blanches mains, les fameux chaussons qui furent le prétexte de ces vers:

Je crains, en l'employant, d'avilir votre ouvrage,
Et le plus malheureux des malheureux humains
N'ose mettre à ses pieds les œuvres de vos mains

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