Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Ce charmant abbé napolitain, devenu si français, dont le mot était si vif, les aperçus si fins, l'abbé Galiani, avait caractérisé d'un trait le talent de ces jeunes écrivains apparus, comme les feux follets de la poésie, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle : les reconnaissant tous pour des élèves, plus ou moins heureux, du grand maître de la poésie légère, il les nommait les petits Voltaire - Strass. Tout nouveau qu'il nous paraît à sa date, ce mot serait moins piquant, s'il ne contenait une vue littéraire très-judicieuse et très-précise. Ce genre de poésie, dont Dorat fut un instant l'un des représentants les plus signalés, cut en effet, dans le cours de cette époque, deux formes d'expression assez différentes. Pendant la première partie du siècle où Voltaire, grandissant toujours, n'a pas encore établi son ascendant irrésistible, la poésie légère, avec les Bernis, les Gentil-Bernard, et leur suite, garde son allure indépendante et dégagée de la préoccupation d'un modèle unique. Si elle avoue des maîtres, elle nomme Horace ou Ovide, elle s'entretient dans la naïve illusion qu'elle relève ainsi de la pure antiquité; et tout bonnement elle procède de Chaulieu, de ce gracieux épicurien de la société du Temple, de cet art aimable et négligé dont elle altère la franchise et dont elle refroidit l'élan chaleureux. Puis, comme bientôt fatigués, tous ces oiseaux jaseurs se dispersent et font silence; ils ont dit tout ce qu'ils pouvaient dire dans leur gaie saison; ils se taisent au lendemain, si vite venu, des gazouillements amoureux.

Jeune alors, il était là, dans ce groupe de poëtes épicuriens, ce chanteur d'une autre nature, qui prit si facilement, en la modifiant à loisir, la note de ses devanciers, ou qui fit en se jouant sa partie brillante. dans ce joli concert, amusant la Régence et les premiers temps du roi

Louis XV. Mais l'accent particulier de cette voix s'accusait de plus en plus. Bientôt elle domina si fort, qu'elle absorba tout ce qui l'avait d'abord accompagnée. Despotiquement elle changea le ton; et, bon gré, mal gré, on prit enfin celui qu'elle donnait. Les résistants étaient vaincus ou absorbés, et, sans trop s'en rendre compte, ils se laissaient envahir par le prestige; ils subissaient l'influence de la force; ils imitaient le nouveau maître en se défendant de l'imiter. Plus tard, tous ceux qui survinrent ne songèrent pas même à chercher un autre modèle. De Cirey, de Potsdam ou de Ferney venait le diapason régulateur.

A l'heure donc où, à son tour, parut Dorat, le prince de la poésie légère était dans toute sa gloire. Grands et petits genres, il avait d'ailleurs tout tenté dans les diverses formes de l'art d'écrire, et le siècle était si ébloui de cette exubérance de vie intellectuelle, de cette inépuisable fécondité littéraire, que presque généralement on admettait qu'il les avait réussis tous. Qu'avait de mieux à faire, ou que pouvait faire autre chose, un jeune mousquetaire épris de littérature, entiché de poésie, que de lire et étudier les œuvres du poëte que l'admiration universelle préconisait? L'élégant mousquetaire Dorat savait donc par cœur, à n'en pas douter, les Tu et les Vous, le Mondain, et tous ces merveilleux jets d'esprit adressés à tout ce qui brillait à l'horizon : les rois ou les belles. C'était là certainement toute la bibliothèque du littéraire et galant soldat. Lui-même nous en fait quelque part l'implicite aveu. Parlant de Paris, et le vantant comme l'unique patrie de l'esprit et de ces jolis vers qui en procèdent, il déclare « que ce n'est qu'à Paris qu'on a pu écrire les Tu et les Vous, le Mondain, les Vers au président Hénault, à madame de Fontaine-Martel, au maréchal de Richelieu. » Le mousquetaire nourrissait son imagination de toute cette pétillante mousse de poésie. Il n'eût pas mieux demandé d'abord que d'allier cette fringante vie de mousquetaire avec ses goûts littéraires de poëte léger. Il renonça pourtant très-vite aux prestiges du plumet et de la cocarde; et savez-vous pourquoi il y renonça? « Pour complaire à une vieille tante janseniste, dont il était l'héritier, et qui ne croyait pas que sous cette brillante casaque il fût aisé de faire son salut. » Pour constater cet incident de la vie de Dorat, nous avions bien besoin de ce témoignage contemporain et de l'aveu du poëte lui-même. Le sacrifice de l'uniforme aux scrupules de sa vieille tante fut un bon billet-La Châtre que Dorat lui donna. En cessant d'être le soldat du roi Louis XV, il devint tout à fait celui du roi de la poésie légère. Rendu à la vie civile, il ne songea plus qu'aux rimes et aux amours. Très-vite il se glissa

dans le monde des lettres et du théâtre; et, à partir de ce moment, il ne cessa d'être l'adorateur de quelque belle des coulisses; il ne cessa surtout de rimer poëmes, tragédies, comédies, contes, fables, épîtres, madrigaux, grands et petits vers de toute espèce.

On voit que les œuvres de Dorat sont bien plus volumineuses qu'en général on ne se les figure. Dans l'énumération que nous venons de donner, il manque certainement encore plus d'un genre par lui tenté, mais nous rendrons au poëte tout ce qui lui est dû, nous aurons à cœur de rappeler à l'ingrate postérité toutes les peines que l'auteur du poëme des Tourterelles de Zelmis s'est données pour elle. Si d'ailleurs la postérité n'est pas très - informée de toute cette fécondité, elle ne songe pas non plus à s'en plaindre. Parmi les jaloux contemporains de Dorat c'était bien différent. Écoutez ce méchant Grimm tançant vertement cette ardeur de publicité qu'il remarquait dans le jeune poëte; à propos d'une héroïde nouvelle (encore un genre que nous n'avons pas cité!), « M. Dorat, dit-il, compte nous donner plusieurs héroïdes dans ce goût-là. Ses amis devraient bien lui conseiller d'aller plus doucement il ne faut pas vouloir être sublime tous les mois. » Et puis, et cent fois il répétera cet avis railleur: « M. Dorat ne fait peut-être pas trop de vers, mais il les fait trop imprimer. » Et, il faut en convenir, cette maudite plaisanterie avait singulièrement de l'écho.

Quand Dorat débuta par ces héroïdes dont l'auteur de la Correspondance littéraire se moque si lestement, ce genre faux et emphatique de l'héroïde était assez en faveur. Celle de Colardeau (Héloïse à Abeilard), qu'on regardait comme le chef-d'œuvre de ces monologues élégiaques, en avait établi le succès dans le goût public. L'héroïde était d'ailleurs, dans la pensée des jeunes poëtes de cette époque, une sorte d'exercice littéraire préparant utilement à la composition de la tragédie; et la tragédie était le rêve ambitieux, le glorieux but le plus convoité de tout ce qui, publiquement ou en secret, alignait des alexandrins. En attendant les tentatives de tragédie qui n'allaient pas se faire longtemps attendre, Dorat écrivait donc héroïdes sur héroïdes; et le malin critique continuait de l'en féliciter ironiquement. « Je crois qu'il a bien choisi son genre, disait-il, car l'héroïde comporte, plus qu'aucune autre espèce de poésie, ce je ne sais quoi de froid et de faux qu'on sent dans les ouvrages de M. Dorat. » Nous n'en citerons aucune, et nous n'en recommanderons pas la lecture. Notre conseil dans un sens plus favorable serait d'ailleurs bien infructueux. Il serait cependant curieux de voir une lectrice de roman - feuilleton aux prises avec une héroïde de

[ocr errors][merged small]

Dorat sans doute en rejetant bien loin cette ennuyeuse déclamation poétique, elle croirait son goût très-supérieur à celui des femmes d'il y a cent ans, qui s'attendrissaient aux plaintes de Comminges, aux cris de douleur de Valcour et de Zeila; et ce petit élan d'amour-propre en faveur de l'esprit de son temps la tromperait profondément. Quant aux héroïdes de Dorat, en elles-mêmes, malgré les défauts du genre auxquels s'adjoignent ceux de l'auteur, elles sont encore des plus passables qu'on ait écrites dans notre langue. Mais qu'importe !... C'est d'ailleurs la poésie antique qui a offert à ces poëtes fourvoyés le cadre et le modèle de cette sorte de composition si factice. Cette fausse poésie débordait au temps de Juvénal, et l'on sait le mépris qu'elle lui inspirait.

Mais vraiment, se rappeler Juvénal au sujet de Dorat, c'est tout à coup tourner étrangement au sérieux. Ce rude Romain ne devait être pour le galant rimeur qu'un souvenir de collége qu'il ne tenait guère à raviver: revenons donc vite sous les berceaux où roucoulent les tourterelles de Dorat. Et si nous étions tenté d'être quelque peu sévère à l'égard de tous ces petits poëmes musqués; si nous redoutions de ne pas entrer assez dans le monde auquel ils s'adressaient; si nous n'étions pas sûr de nous dégager suffisamment des influences du goût de notre époque, il nous faudrait bien demander conseil encore aux contemporains de l'auteur des Tourterelles de Zelmis; il serait bon de savoir, au témoignage de monsieur le baron de Grimm lui-même, ce qu'on pensait de ces élégantes futilités poétiques dans le salon de madame la comtesse d'Épinay. Nous écoutons d'autant plus volontiers le spirituel causeur, que nous sommes, au fond, assez de son avis. «M. Dorat vient de nous faire présent du poëme des Tourterelles de Zelmis, orné de vignettes et d'estampes, très-élégamment imprimé. C'est un ramage plein de gràces, un sifflement de serin, on ne peut pas plus agréable, que la poésie de M. Dorat; mais autant en emporte le vent. » — Écouterons-nous jusqu'au bout cette boutade qui devient rude jusqu'à l'impertinence? Pourquoi pas, si, comme il nous semble, elle nous donne un vrai jour sur les impressions du temps à l'égard de tous ces petits poëtes de la famille de Dorat? — « Ce poëme, continue le critique, est précédé de réflexions sur la poésie érotique et voluptueuse, et ces réflexions sont l'ouvrage d'un enfant. Je crains que M. Dorat ne reste toute sa vie enfant et serin. » Cela sort un peu vivement des conditions de l'urbanité; mais il faut bien croire que les esprits d'élite de la société de M. de Grimm, celle qui dans ce moment tenait le dé en fait de goût littéraire, étaient obsédés de la stérile abon

dance de ce nouvel essaim de trop charmants rimeurs. On en prenait de l'humeur, et l'on s'emportait à dire : « Cette volière de jeunes poëtes, que nous voyons se peupler depuis quelques années, deviendra importune à la longue. Cela ne sait rien, cela n'apprend rien, cela ne veut pas étudier. Cela veut courir les cercles, les promenades, et puis chanter. L'éducation d'un poëte demande autre chose. » Voilà un cela, sans compter le reste, qui est on ne peut plus insolent; et la poésie on ne peut plus agréable n'a jamais été plus durement traitéo. En la lisant aujourd'hui, pourtant, avec cette sorte d'intérêt qu'on met à considérer les vestiges de certaines élégances disparues, nous nous sentons plus indulgent, et nous ne voudrions pas en parler d'un ton si peu poli.

Ainsi, sans désapprouver le sentiment littéraire qui provoqua cette vive sortie, on ne peut se dispenser de noter qu'elle passe la mesure du vrai, et que, comme presque toutes colères, elle est injuste. Il y a dans les petits poëmes de Dorat peu d'invention dans l'idée générale et dans l'ensemble de la composition, cela est évident; mais l'imagination de détail rachète un peu ce défaut. L'ordonnance n'en est ni solide ni bien logiquement conçue mais faut-il pousser si loin les exigences envers cet art léger? Ils sont écrits d'un style brillanté, dont la recherche continue parfois impatiente; mais on y rencontre l'expression fine ou gracieuse, le tour heureux, même original. Le sévère critique que je me suis complu à citer comme l'organe direct de l'opinion des esprits d'élite parmi les contemporains de Dorat, Grimm lui-même, n'est pas toujours si âpre dans le blâme il le corrige de temps en temps par un éloge qui devait apporter quelque baume à tant de blessures. Il reconnaît au jeune écrivain « le talent des vers. » Quelquefois même il ira plus loin dans l'approbation il trouvera dans certains morceaux « de bien beaux vers, une noblesse et une élégance soutenues. » Voltaire, que Dorat avait étourdiment offensé dans une petite escapade poétique où il avait pris le ton leste à l'égard de l'illustre patriarche de l'église philosophique, Voltaire lui-même avait tout de suite reçu en grâce le jeune poëte repentant. Il avait accueilli de la façon la plus indulgente et la plus affable le med culpa rimé du charmant écervelé; il lui écrivait deux ou trois de ces lettres où rien n'est ménagé, en fait de douces flatteries et de délicate clémence. Il parle de Dorat à ses correspondants, et il leur dit que Jes vers qu'il en a lus «< ne sont vraiment pas mal faits. » Le vieux lion, du fond de ses montagnes, regardait avec douceur les folles singeries contrefaisant sa grâce et ses puissantes allures. Dorat n'était pas après tout un de ses plus méprisables imitateurs.

« PreviousContinue »