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godwinienne (1). Leur intention était d'acheter des terrains en Amérique et de s'y transporter avec leurs parents, leurs fiancées et des amis. La petite communauté serait établie sur les deux principes de la pantisocratie et de l'asphétérisme, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de gouvernement, et que tous les biens seraient communs. Le travail manuel serait purement agricole; étant réparti entre tous les citoyens mâles, il ne prendrait pas, chaque jour, plus de trois heures du temps de chacun. La grande occupation serait de méditer sur la vérité.

Southey, qui était fait pour la vie domestique, s'était attaché à ce plan, parce qu'il réalisait son rêve d'un cœur et d'une chaumière. Mais Coleridge prenait l'entreprise bien davantage au sérieux. Pénétré des théories mécanistes de Godwin et de sa foi en la raison, il voulait faire de la Pantisocratie une leçon pour l'humanité. On verrait qu'il suffisait d'abattre la tyrannie des institutions politiques pour que la raison libérée s'attachât spontanément à la vérité. Les enfants qui naîtraient dans la petite société, n'ayant

(1) Voir Charles CESTRE, la Révolution française et les poètes anglais, p. 126 et suiv.

jamais connu le mal et les chaînes, donneraient, dans leur maturité, le spectacle d'hommes qui, sans rien abdiquer d'eux-mêmes, consacreraient leurs forces intellectuelles et physiques au bien général.

Le projet ne fut pas réalisé. Les deux amis ne trouvèrent pas les deux mille livres nécessaires à l'achat des terrains en Amérique. D'autre part, Southey, qui était d'humeur casanière, hésitait à s'expatrier. « Ne pourrions-nous pas, dit-il un jour à Coleridge, au lieu de partir si loin, acheter une ferme dans le Pays de Galles et y vivre selon nos idées? » Coleridge s'indigna de cette reculade; mais son ardeur première s'était, elle aussi, refroidie. Il craignait, d'abord, l'influence des femmes qu'ils devaient emmener en Amérique. Elles ne lui semblaient pas suffisamment libérées des préjugés et manquaient d'enthousiasme pour la vérité. Il était à craindre qu'elles infestassent d'erreurs les esprits des enfants. Par ailleurs, Coleridge, avec le sens critique qu'il conservait malgré sa nature de croyant, découvrait chaque jour des lacunes et des vices dans les théories de Godwin. L'athéisme du maître et surtout son mépris des sentiments le révoltaient.

CHAPITRE VI

L'ANNÉE 1794. GODWIN ET LES PROCÈS

POLITIQUES

Pendant les années 1793 et 1794, malgré l'état de guerre avec la France, les démocrates poursuivirent leur effort en faveur d'une réforme électorale et parlementaire. La Société d'Information constitutionnelle et les Sociétés de Correspondance, unies dans une même lutte, multipliaient les meetings, répandaient par milliers des tracts où l'on présentait, en des tableaux synoptiques, les vices du régime électoral. On y voyait que le bourg d'Old Sarum, qui comptait sept votants, avait deux élus, alors que les trente-cinq mille habitants de Manchester n'avaient aucun représentant. Les noms des pairs patrons étaient révélés, ainsi que ceux des députés qui devaient leur élection à l'appui du Trésor.

Les Sociétés de Correspondance avaient cou

vert la Grande-Bretagne d'un réseau de comités locaux. En octobre 1793, à Edimbourg, se réunit une Convention (1), composée de délégués de toutes les Sociétés de Correspondance de Londres et de la province. Elle s'intitula : « Convention britannique des délégués du peuple, réunis à l'effet d'obtenir le suffrage universel et les Parlements annuels. » La Convention tint quatorze sessions, qui, toutes, furent consacrées à discuter s'il était plus convenable de présenter la pétition des réformes au Parlement ou au roi. Le 5 décembre, alors que la quinzième séance s'ouvrait, des policemen apparurent et arrêtèrent le secrétaire de la Convention, Skirving, deux représentants écossais, Muir et Palmer, et les deux délégués des Sociétés de Londres, Joseph Gerrald et Maurice Margarot. Les papiers de la Convention furent saisis, le meeting dissous. Le procès vint, en janvier 1794, devant la HauteCour de justice d'Edimbourg. Skirving, Muir, Palmer et Margarot furent condamnés à quatorze ans de déportation (2).

(1) J. GERRALD, A Convention, the only Means of saving us from Ruin. 1793.

(2) Procès de Skirving, Margarot, etc.; HowELL, State Trials, t. XXIII, p. 391, 1012; t. XXIV, p. 1100.

Cette condamnation indigna Godwin, qui écrivit au Morning Chronicle une lettre où il s'élevait contre l'affreux despotisme de Pitt et la sauvagerie des poursuites. « Nous crions contre les Français, disait-il, et nous les imitons dans leurs plus horribles atrocités... Un châtiment qui excède toute mesure et bafoue toute justice, qui n'écoute que le sentiment de vengeance, un châtiment dont le but est d'infliger à des hommes l'esclavage, la dégradation de l'âme, un lent dépérissement et finalement l'imbécillité, ne peut qu'exaspérer les esprits des hommes et pousser leurs nerfs à des actes décisifs. >>

Quant à Joseph Gerrald, le second délégué de la Société de Correspondance de Londres, son procès n'eut lieu qu'en mars 1794. Après son arrestation, mis en liberté sous caution, il était revenu à Londres. Il était un intime ami de Godwin, qui l'avait connu dans ces réunions où l'on commentait avec enthousiasme les moindres nouvelles de France. Joseph Gerrald avait, en 1794, trente ans. Il était né dans les Antilles, d'un père colon. Il avait fait ses études en Angleterre, où il avait comme correspondant le docteur Parr. Puis, il était retourné en Amérique,

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