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dire qu'il s'adressait au peuple pour le diriger. Il avait un projet déterminé provoquer en Angleterre un mouvement populaire, qui aboutît à l'installation du régime républicain.

Godwin, au contraire, était un homme de cabinet. Son intransigeance d'esprit n'était à l'aise que dans la pure spéculation. Là, dans le domaine fluide des idées, il pouvait déployer ses thèses librement. Il était inapte à la vie active, où il faut faire des concessions à ses adversaires, arrondir l'angle de ses théories. Il avait, d'ailleurs, le sens de son incapacité. Quelque temps après la publication de la Justice politique, Sheridan, pour le féliciter, lui dit : « Vous devez être au Parlement. » Godwin fut flatté, mais sans espérance et sans goût d'être jamais membre des Communes. Sa philosophie était le contraire d'une doctrine d'action: son rêve était de réduire au minimum le travail du corps et des muscles. Aussi bien, la Justice politique ne s'adressait-elle pas au peuple, que Godwin méprisait inconsciemment et dont il redoutait la violence. « Mon livre, dit-il, est, dans sa vraie nature, un appel aux hommes d'étude et de réflexion. » Ce théoricien de l'extrême démo

cratie avait une conception aristocratique du progrès. Ne croyait-il pas que la Révolution française était, tout entière, l'œuvre des philosophes, que le peuple, insuffisamment préparé, avait gâchée par la suite. A son sens, il convenait d'abord d'inculquer la vérité politique à l'élite; la conquête du peuple suivrait.

Pour bien marquer qu'il ne voulait être lu que d'un petit nombre, Godwin fixa le prix de son ouvrage à trois guinées. Cette cherté empêcha par ailleurs que le gouvernement dirigeât contre lui des poursuites. Quand la question fut discutée au Conseil des ministres, Pitt fit observer qu'un livre de trois guinées ne pouvait guère causer de mal. Mais, pour avoir été réservée à une élite, l'influence de la Justice politique ne fut pas moins profonde. Tous ceux qui se piquaient de culture lurent l'ouvrage, et Godwin fut considéré par le monde savant comme un grand philosophe.

La plupart des dissidents, d'abord, portèrent aux nues une œuvre qui exprimait, avec une énergie encore inconnue, leur désir d'une liberté de conscience illimitée. L'une des plus importantes revues anglaises, la Monthly Review, que

dirigeaient les dissidents, fit un panégyrique de la Justice politique (1).

Les années 1793, 1794, sont triomphales pour Godwin. Il sort alors beaucoup; chacun veut avoir l'honneur de connaître l'illustre auteur de Political Justice. On discute ses idées dans les salons. Henry Crabb Robinson rapporte qu'un jour, à Londres, il assista à une assemblée où quarante-quatre hommes et quarante-deux femmes discutèrent longuement si les affections particulières étaient incompatibles avec la bienveillance universelle, ainsi que Godwin l'avait prétendu (2).

En octobre 1794, Godwin fit un court voyage dans le Warwickshire. Le docteur Samuel Parr, maître d'école à Hatton, près de Warwick, célèbre dans le monde littéraire anglais pour son érudition et sa culture classique, avait manifesté le désir de faire sa connaissance. Ce fut, pour Godwin, l'occasion de constater quelle notoriété il s'était acquise. Dans son journal, il écrit, avec une forte exagération d'ailleurs, les lignes suivantes : « J'allai voir le docteur Parr, qui

(1) Voir Quarterly Review, vol. XVI, p. 536. (2) H. CRABB ROBINSON, Diary, t. I, p. 36.

recherchait ardemment la connaissance et l'amitié de l'auteur de Political Justice. Il n'y avait personne, en ville, ou dans les villages, qui n'eût entendu parler des Recherches sur la Justice politique ou qui ne connût plus ou moins le contenu de cet ouvrage. Je n'étais étranger nulle part. Les doctrines de l'ouvrage coincidaient à un très grand degré avec les sentiments dominants de la société anglaise de ce temps et j'étais partout reçu avec une bienveillante curiosité. » Et il ajoute, avec une naïveté délicieuse :

J'étais heureux de sentir que ces circonstances ne diminuaient en rien la modestie de mon esprit. >>

Ce fut surtout sur la jeunesse des écoles que s'exerça l'influence de la Justice politique. « Godwin, écrit Hazlitt, entraîna à sa suite les esprits les plus ardents et les plus audacieux de son temps. De jeunes étudiants, pleins d'avenir, versés dans les humanités, cuirassés de dialectique, armés de pied en cap contre l'ennemi, cultivés, bien élevés, riches, abandonnèrent l'Université et l'espoir de la moire épiscopale, brisant les chaînes de l'orgueil aristocratique et secouant la poussière de la théologie d'école, pour se jeter

aux pieds de ce nouveau Gamaliel et apprendre de lui la sagesse (1). »

Godwin devint directeur de conscience. Il semblait qu'il fût en possession de la vérité morale, et les jeunes gens le consultaient comme un oracle. C'est ainsi que Charles Lamb raconte qu'un certain Austin se trouva très anxieux, le jour où on lui offrit un bénéfice. Il demanda conseil à Godwin; le maître ayant déclaré qu'il devait refuser, Austin refusa.

L'action de Godwin fut prépondérante sur trois jeunes poètes: Wordsworth, Coleridge et Southey, qui avaient respectivement, en 1793, vingt-trois, vingt et un et vingt ans. Ces jeunes gens avaient des personnalités très diverses; mais un commun idéalisme, une sensibilité aiguë et une grande faim de dévouement à l'humanité les unissaient. Ils avaient accueilli avec enthousiasme la Révolution française; ils adoptèrent comme leur Evangile la Justice politique. Mais ils ne s'en tinrent pas à une admiration platonique. Coleridge et Southey formèrent, dans l'été de 1794, le projet de réaliser la société

(1) HAZLITT, The Spirit of the Age, p. 25.

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