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pas à craindre, dans cette société où les charges de famille disparaîtront, où tous seront responsables de la vie de chacun, que les hommes ne se laissent aller à procréer des enfants sans mesure, et qu'un jour vienne où la population dépassera les moyens de subsistance? Si un tel avenir était certain ou simplement probable, tout le rêve de bonheur humain s'écroulerait. Quel philanthrope aurait le courage de s'adonner à une œuvre qu'il sait vouée à la mort?

Observons d'abord que l'hypothèse d'un surcroît futur de la population, si raisonnable qu'elle soit, apparaît d'une réalisation bien lointaine! Les trois quarts de la terre ne sont pas cultivés, et la partie mise en culture est capable d'un progrès illimité. Des myriades de siècles s'écouleront, avant que le péril devienne imminent. D'ici là, des milliers de générations auront réfléchi au problème et, sans doute, trouvé sa solution.

Cependant, comme l'objection est saisissante, il importe de la vider de toute valeur. La réponse doit être cherchée dans la sublime conjecture de Franklin, d'après laquelle « l'esprit triomphera complètement de la matière ».

La pratique de la vertu, les progrès de l'intelligence ont pour effet de nous rendre indifférents aux plaisirs des sens. Au début de la vie, ces plaisirs nous prennent par leur nouveauté; avec l'âge leur action diminue, un peu parce que notre corps se fait impuissant, surtout parce qu'ils n'excitent plus l'ardeur de l'esprit. L'esprit confère, en effet, à l'acte sexuel la plus grande part de son attrait. Les physiologues n'ont-ils pas observé qu'une imagination enflammée peut doubler ou tripler les sécrétions séminales!

C'est la marque de l'extrême perversité des mœurs actuelles que l'on regarde les rapports sexuels entre homme et femme comme liés à l'affection la plus pure. En réalité, dans la société future, de même que les hommes mangeront et boiront, non par amour de la table, mais parce que boire et manger sont nécessaires à la santé, de même ils propageront leur espèce, non pour le plaisir physique annexé à l'acte sexuel, mais parce qu'il faut que l'humanité se perpétue. L'œuvre de procréation sera régie par les ordres de la raison et du devoir. Les hommes n'engendreront que le nombre d'enfants nécessaires. Et même, s'il le faut, ils n'auront plus

d'enfants du tout. Car un jour peut venir où l'humanité sera immortelle.

Cette hypothèse n'a rien de paradoxal, si nous songeons à l'omnipotence de l'esprit sur la matière. Ce n'est pas le corps qui impose à l'esprit ses lois. L'esprit règne en maître sur le sang et les muscles. L'émotion provoquée par quelque parole ou quelque spectacle imprévus peut bouleverser notre système physique, précipiter le flux artériel, jusqu'à produire la mort. Pourquoi l'homme mûr perd-il cette souplesse des membres, qui caractérise la jeunesse? Non pas que son corps s'use de nature; mais il est la victime des souffrances que lui infligent des institutions sociales iniques. Son cœur perd l'insouciance et la gaîté. Et de là viennent la lourdeur et la raideur des membres, signes précurseurs de la vieillesse et de la mort.

Mais dans une société où nul spectacle d'injustice ne frappera le regard, où le travail manuel qui épuise sera restreint à un exercice salutaire, où l'âme, libre de se livrer aux spéculations qu'elle aime, sera parfaitement heureuse, il ne saurait y avoir place pour la tristesse, la décrépitude et la mort.

Nous tombons malades et nous mourons, parce que notre esprit, dépouillé de sa vigueur naturelle, laisse glisser notre corps à ces irréparables accidents. Mais une volonté confiante peut et doit nous rendre immortels. « Il n'y a pas de limites à nos facultés. Si l'on avait pu dire aux sauvages habitants de l'Europe, aux temps de Thésée et d'Achille, que l'homme serait un jour capable de prédire les éclipses, de peser l'air, d'expliquer les phénomènes de la nature au point d'exclure tout prodige, de mesurer la distance qui nous sépare des corps célestes et leurs dimensions, cela ne leur eût pas paru moins étonnant que si nous leur eussions annoncé, comme une découverte possible, le moyen de conserver le corps humain dans un état de jeunesse et de vigueur éternelles (1). »

(1) Pol. Just., vol. II, liv. VIII, chap. vii, p. 866.

CHAPITRE IV

LES SOURCES DE LA « JUSTICE POLITIQUE »>

Godwin avait été, dès l'enfance, un grand liseur. Et nous savons que, dans les mois qui précédèrent et accompagnèrent la composition de la Justice politique, immense fut le nombre des livres qu'il parcourut. De fait, cet ouvrage manifeste une formidable masse de lectures; il est une somme des idées de l'Evangile, des penseurs grecs et des philosophes français et anglais du dix-huitième siècle.

Il est, croyons-nous, impossible de découvrir dans l'œuvre de Godwin une seule idée dont la conception lui soit personnelle. Son originalité, d'ailleurs grande, est simplement d'avoir uni et poussé à leurs extrêmes limites, avec son intelligence intrépide et toute logique, certaines tendances de son époque. Un critique pourrait s'employer au travail considérable, et d'ailleurs

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