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Ils avaient un commun amour des discussions philosophiques. Joseph Fawcet était doué d'une éloquence d'une rare et saisissante nature. Son goût de l'indépendance touchait à l'anarchisme. Il prêchait surtout la destruction de tous les sentiments de famille.

Un tel homme et de tels discours produisirent sur Godwin une impression prodigieuse. Bien qu'il fût grand disputeur et qu'il eût étudié les auteurs les plus opposés, Godwin n'avait encore aucun sens critique. Il ne pouvait manquer d'être subjugué par l'intrépide audace d'un jeune homme qui attaquait avec vigueur les idées reçues. Aussi trouvait-il à Fawcet du génie. D'ailleurs, ces invectives contre les affections de famille rencontraient un écho naturel en Godwin, élevé hors de chez lui, traité durement par son père, dont il n'était pas l'enfant préféré, et surtout doué d'une âme étrangère aux tendresses du cœur.

L'influence de Joseph Fawcet commença donc d'incliner l'esprit de Godwin à ces idées nouvelles, auxquelles l'action de Frédéric Norman, puis de la Révolution française achevèrent de le porter.

C'est en 1781, à Stowmarket, que Godwin connut Norman.

Frédéric Norman était un admirateur et un disciple des philosophes français. Il prêta leurs ouvrages à Godwin, qui lut ainsi Rousseau, Helvétius, Mably, pour ne citer que les plus notoires. L'effet de ces lectures fut décisif : Godwin perdit toute sa foi dans le christianisme. Il adopta un vague déisme à la manière de Voltaire. Et, dès lors, ne pouvant décemment porter un costume et un titre auxquels il ne croyait plus, il profita d'une querelle avec ses paroissiens pour abandonner ses fonctions de ministre, et décida d'aborder la vie littéraire.

Dans cette aventure de Godwin, passant du calvinisme exalté au simple déisme, il ne faut point voir, à proprement parler, une conversion. Il n'y a là qu'une évolution toute logique. Le protestantisme est une religion du cerveau, beaucoup plus que du cœur. Les réformés ignorent la foi aveugle; il faut toujours que leur intelligence soit satisfaite. Et la permission donnée à chaque fidèle de construire sa croyance, d'après ses vues personnelles, fortifie la tendance à rendre le protestantisme une religion purement

rationnelle. N'est-ce point, d'ailleurs, pour obéir aux exigences de la raison, ennemie des miracles, que les réformés nient la présence réelle dans l'eucharistie et ne voient dans les sacrements que des symboles!

Or, au dix-huitième siècle, nombre de dissidents anglais, animés d'un rationalisme chaque jour plus sévère, s'étaient efforcés d'éliminer du dogme tout ce qu'il contenait de surnaturel. Ressuscitant les hérésies d'Arius et de Socin, ils rejetaient, comme inexplicable à l'intelligence pure, le dogme de la Trinité et de la consubstantialité du Verbe avec le Père. Ainsi faisaient les Presbytériens et les Indépendants, et en particulier le docteur Priestley, philosophe politique, pasteur et grand chimiste, dont les disciples, autour de 1770, formaient la secte des Unitaires.

Au collège d'Hoxton, c'étaient les doctrines d'Arius que ses maîtres, le docteur Andrew Kippis et le docteur Rees, avaient enseignées à Godwin. Mais, fidèle aux idées de Sandeman, il ne s'était pas laissé convaincre. L'évolution, quoique retardée, était inévitable. Il suffit de quelques ouvrages de philosophie rationaliste

pour la mettre en branle (1). Parce qu'il possédait une intelligence toute logique, Godwin était incapable de s'arrêter à une solution mixte. Il poursuivait ses raisonnements jusqu'à l'étape dernière. Et de là vient qu'il ait passé, d'un bond, du christianisme au déisme.

Ayant perdu la foi de son adolescence, William Godwin se crut émancipé. Dégagé de la lettre, il se jugeait libéré de l'esprit. Folle illusion! Il avait pu laisser tomber le bagage des croyances; mais un homme, né protestant, ne vit pas, pendant vingt-cinq ans, dans l'atmosphère calviniste, sans en être imprégné à jamais. En vérité, jusqu'à sa mort, Godwin conservera certaines tendances du caractère et de l'intelligence qui font partie intégrante de l'âme protestante.

Il n'avait, d'abord, à peu près aucune sensibilité sentimentale. Dans son journal, il parle souvent de certaines personnes, comme d'amis. Mais c'est abuser du mot. Godwin était un pur intellectuel; ceux qu'il appelle ses amis, ce sont ceux dont il admire l'intelligence, dont il approuve

(1) D'après Godwin, c'est la lecture du Système de la nature qui fit de lui un déiste. La lecture des Instituts du docteur Priestley, dont l'unitarisme se ramenait au déisme, l'assura dans sa nouvelle croyance.

les idées, avec lesquels il aime à discuter. Mais le monde des sentiments lui était fermé. Il eut des relations suivies avec des femmes belles et charmantes. Nous possédons leurs lettres mutuelles; aucune trace d'affection tendre ou d'émotion. Ce sont discussions d'idées, compliments sur leur talent d'écrivain ou l'acuité de leur esprit.

Godwin n'a connu que l'amour des idées. Toute son ardeur était tournée vers les exercices intellectuels. Jusqu'à sa mort, il restera celui qui, au collège d'Hoxton, se levait à l'aube pour lire et poursuivre des controverses philosophiques.

Il n'avait naturellement aucun sens pratique, ne comprenant que les doctrines aux grandes lignes simples, nées du seul raisonnement. La complexité de la vie et des âmes humaines lui échappait; si, par aventure, il l'entrevoyait, il lui refusait toute importance. Par là s'explique son admiration pour les philosophes français. Leurs conceptions sans souplesse s'accordaient avec son esprit. Lui-même l'a reconnu implicitement dans un passage de son journal : « J'avais lu avec plaisir les écrits de Rousseau, d'Helvé

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