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n'y a-t-il pas dans la vie de chacun de nous un moment où nous voyons que la vérité doit être poursuivie au prix de pénibles et incessants efforts? Deux routes s'ouvrent devant nous nous pouvons nous engager dans le rude chemin qui mène au vrai et soumettre notre esprit à une sévère discipline: il nous est loisible aussi de suivre la foule, d'accepter, les yeux fermés, ses erreurs et ses préjugés, et de vivre commodément, l'esprit endormi, comme les autres. -A coup sûr, les hommes n'ont pas à pénétrer dans le secret des consciences et à mesurer le degré de la responsabilité de chacun; mais notre conscience ne porte-elle pas des jugements que nous ne saurions récuser, et qui peut dire qu'aux yeux de Dieu, il n'y ait pas des erreurs qui sont des crimes? >> (p. 237-8) Voilà une conclusion tout à fait digne du plus pur spiritualisme. Mais que devient la liberté absolue de la croyance ou de l'adhésion, s'il y a des jugements de conscience que nous ne saurions récuser?

Le principe métaphysique de l'erreur. Conclusion. - Ce dernier chapitre nous paraît obscur et peu exact. C'est avec raison sans doute qu'on s'élève contre les deux hypothèses de la continuité (transformisme absolu) et de la nécessité du monde; mais nous ne voyons pas que l'erreur serait inexplicable dans l'une ou dans l'autre de ces hypothèses ou dans les deux ensemble. La liberté dans la créature ne nous paraît pas le seul principe métaphysique de l'erreur. Celle-ci tient en définitive à l'imperfection naturelle de notre esprit, obligé de raisonner, c'est-à-dire de s'emparer lentement de la vérité et au prix de mille dangers, en recourant tour à tour aux sens, à la mémoire et à l'imagination, à mille témoignages souvent équivoques.

Ensuite, si l'on ne peut qu'approuver l'auteur, quand il affirme la présence de la liberté et de la contingence à côté de la nécessité, on ne peut plus le suivre quand il ajoute que les théories de la contingence ne sont que des postulats (p. 269). La liberté et la nécessité se démontrent également et il nous est possible d'assigner à chacune sa part, soit en Dieu soit en l'homme. Dieu est nécessaire et parfait, mais, à cause de sa perfection même, la création est contingente

par rapport à lui et par conséquent libre. Quant à l'homme il a conscience du fait de sa liberté et du devoir qui l'implique. La liberté de Dieu se démontre donc métaphysiquement, et la liberté de l'homme psychologiquement et moralement. Mais ni en Dieu ni en l'homme la liberté ne saurait porter sur la nature, divine ou humaine, qui la fonde et la définit. Dieu ne peut donc changer les vérités absolues, qui tiennent à son intelligence et à sa nature même: Descartes s'y est trompé. Mais le monde infini et extérieur des possibles ou des faits contingents est ouvert à sa liberté. L'homme, à son tour, voit la sphère de son activité libre définie par la nature humaine : il est donc déterminé invinciblement à la conscience des premiers principes et à l'amour général du bien; mais il reste plus ou moins libre dans l'exercice de sa raison et de ses autres facultés. Le champ de sa liberté est néanmoins immense, comme on l'a vu plus haut.

Ces considérations sur les vrais rapports de la liberté avec la nature et la nécessité, nous permettent de critiquer certaines affirmations qui servent de conclusion au livre de M. Brochard. C'est par le bon usage de sa liberté que la créature intelligente doit obtenir sa perfection. Dieu nous a donné les vérités-principes et l'impulsion générale vers le bien en nous remettant au pouvoir de notre libre arbitre, qui doit poursuivre en quelque sorte l'œuvre créatrice, œuvre de lumière et de moralité. Il est donc faux que l'erreur nous soit aussi naturelle que la vérité (p. 280). Il est faux également que nous ayons droit à l'erreur (p. 279). Nous n'avons droit qu'à chercher la vérité au risque de tomber dans l'erreur.

En somme, s'il nous fallait résumer d'un mot la critique de cette thèse, nous dirions que M. Brochard a exagéré la liberté humaine. Elle n'a pas autant de prise sur la science, sur la croyance, sur les principes de la moralité. Mais il reste vrai, et, avec lui nous ne saurions trop le soutenir, que la morale n'existe pas dans l'hypothèse de la fatalité, et que l'on ne peut arriver à la perfection intellectuelle et morale que par l'usage bon et persévérant de la liberté.

DE LA PHILOSOPHIE

ET DE SES RAPPORTS AVEC LA THÉOLOGIE

SCIENCE & CROYANCE

SOMMAIRE.

- I. Occasion de cette étude.

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M. Janet. Nature de la philosophie. Est-ce une science, une approximation successive de la vérité, etc.? Son unité. Son universalité. .II. Rapports de la philosophie et de la théologie.

Les mystères de la foi, ceux de la philosophie. - Distinction absolue de l'ordre surnaturel et de l'ordre naturel. — Retour à la métaphysique et, par la métaphysique, à la théologie.

III. Vraie manière d'entendre les rapports de la philosophie et de la théologie harmonie de ces deux sciences, elle doit être positive. L'apologétique chrétienne: elle doit se perfectionner, mais non changer de base. Part de la scolastique.

M. Janet,

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La

IV. La science et la croyance en philosophie; leur antinomie. en partant de la liberté absolue de penser, ne peut la résoudre. science, comme telle, ne contient pas la croyance. Etude du P. Schwhalm sur ce sujet. Deux observations critiques.

I

Il est également intéressant et utile de remarquer la manière dont quelques-uns de nos philosophes les plus connus entendent aujourd'hui la philosophie et ses rapports avec la foi et la théologie. L'occasion de cette étude nous est fournie par M. Paul Janet, l'un de ceux qui

personnifient le mieux l'ancienne école spiritualiste. Il vient de publier les leçons de philosophie professées par lui à la Sorbonne en 1888-94, sur divers sujets de métaphysique et de psychologie (1). Elles forment comme la première moitié d'un Traité complet de philosophie qu'il avait promis au public, il y aura bientôt une vingtaine d'années, mais que ses forces défaillantes, après une vie si laborieuse et déjà si féconde, l'empêchent d'achever.

On ne peut se défendre d'une certaine émotion en lisant la courte préface de cet ouvrage, où le vieux philosophe dicte, pour ainsi dire, comme naguère M. Vacherot, ce qu'il appelle lui aussi son «< testament philosophique ». Initié aux études qui devaient passionner toute sa vie, par M. Gibon, il lui doit «< un amour de la philosophie qui n'a jamais tari depuis tant d'années ». De là cet enseignement ininterrompu pendant plus d'un demi-siècle et, de bonne heure dans les plus hautes chaires de l'Université de France; de là aussi cette longue série d'ouvrages didactiques et autres, que tout le monde connaît (2). Arrivé au soir de sa longue et laborieuse carrière, le vieux penseur s'attache, avec plus de conviction que jamais et non sans consolation, aux principes immortels du spiritualisme : << Encore aujourd'hui, affaibli et refroidi par l'âge, dit-il, j'ai conservé pour cette belle science le même amour, la même ferveur, la même foi. Quelques crises philosophiques que j'aie traversées, rien ne m'a découragé. Je n'ai pas eu l'oreille fermée aux nouveautés; elles m'ont toujours intéressé et souvent séduit. Je ne me suis pas montré à leur égard un adversaire hargneux et effrayé ; j'en ai pris ce que j'ai pu; mais, malgré ces concessions légitimes, je suis resté fidèle aux grandes pensées de la philosophie éternelle dont parle Leibniz; et ces pensées n'ont jamais cessé de me paraître immortellement vraies » (p. VI, VII). - Une chose

(1) Principes de métaphysique et de psychologie, leçons professées à la faculté des lettres de Paris (1888-94) 2 vol. in-8.

(2) Voir la notice assez étendue que nous avons consacrée à M. Janet et à ses ouvrages dans notre Histoire de la philosophie et particulièrement de la philosophie contemporaine. T. II.

toutefois nous attriste : c'est que malgré certains progrès évidents vers le spiritualisme chrétien et une entente plus juste des vrais rapports de la raison et de la foi, M. Paul Janet n'est pas encore des nôtres. On le verra par cette étude.

Aujourd'hui nous devons faire un choix dans ces deux volumes compacts de métaphysique et de psychologie, sur lesquels nous reviendrons peut-être un jour; et notre attention se portera sur ce qu'ils renferment de plus nouveau ou de plus caractéristique, c'est-à-dire sur la nature même de la philosophie, son unité, ses rapports avec la théologie. D'ailleurs ces questions capitales, surtout la dernière, ont été agitées en ces derniers temps, et il importe de trouver une réponse qui satisfasse également les philosophes et les théologiens. C'est d'autant plus urgent que plusieurs catholiques semblent s'engager parfois dans des voies sans issue ou qui aboutissent à des précipices. Ils compromettraient avec eux, s'ils étaient suivis, l'apologétique chrétienne, qui, progressive et vivante comme la philosophie où elle puise ses principales ressources, et la théologie, dont elle se fait l'auxiliaire, participe aussi bien de leur immutabilité. Sans prétendre traiter ici à fond ces questions qui émeuvent les âmes catholiques, nous nous efforcerons cependant de mettre en évidence et de préciser les principes essentiels.

Au sujet de la nature de la philosophie, M. Paul Janet se demande successivement si la philosophie est une science et quel est son objet, comment il faut la définir, si elle est une et universelle. Bien loin qu'elles soient oiseuses. ou surannées, ces questions sont plus actuelles et plus importantes que jamais; de graves dissentiments philosophiques et religieux viennent de ce que l'on ne s'accorde point sur les réponses.

On sait que les éclectiques français, dont Cousin fut le coryphée, ont paru souvent regarder la philosophie comme une simple recherche de la vérité, une histoire des systèmes qui, en se corrigeant les uns les autres et en se brisant pour ainsi dire dans un conflit perpétuel sous la meule du

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