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Ainsi, je suis présumée coupable aux yeux du public; j'ai été traduite dans les prisons avec éclat, au milieu d'une force armée imposante, d'un peuple abusé, dont quelques individus m'envoyaient hautement à l'échafaud, sans que l'on ait pu indiquer à personne, ni m'annoncer à moi-même d'après quoi j'étais présumée telle, et traitée en conséquence. Ce n'est pas tout; le porteur des ordres de la Commune ne s'en est prévalu qu'auprès de moi, et pour me faire signer soa procès-verbal en quittant mon appartement, j'ai été remise aux commissaires du comité révolutionnaire; ce sont ceux qui m'ont amenée à l'Abbaye; ce n'est que sur leur mandat que j'y suis entrée. Je joins ici copie certifiée de ce mandat, signé d'un seul individu sans caractère. Les scellés ont été apposés partout chez moi; durant leur apposition, qui a duré de trois à sept heures du matin, la foule des citoyens remplissait mon appartement; et s'il s'était trouvé dans leur nombre quelque malveillant avec le dessein de placer furtivement de coupables indices dans une bibliothèque ouverte de toutes parts, il en aurait eu la facilité.

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Déjà hier, le même comité avait voulu faire mettre en arrestation l'ex-ministre que les lois ne rendent comptable qu'à vous des faits de son administration, et qui ne cesse d'en solliciter de vous le jugement.

» Roland avait protesté contre l'ordre, et ceux qui l'avaient apporté s'étaient retirés il est sorti

lui-même de sa maison, pour éviter un crime à l'erreur, dans le temps où je m'étais rendue à la Convention pour l'instruire de ces tentatives; mais je fis inutilement remettre à son président une lettre qui n'a pas été lue. J'allais réclamer justice et protection; je viens les réclamer encore avec de nouveaux droits, puisque je suis opprimée. Je demande que la Convention se fasse rendre compte des motifs et du mode de mon arrestation ; je demande qu'elle statue sur elle; et, si elle la confirme, j'invoque la loi qui ordonne l'énoncé du délit, de même que l'interrogatoire dans les premières vingt-quatre heures de la détention. Je demande enfin le rapport sur les comptes de l'homme irréprochable qui offre l'exemple d'une persécution inouie, et qu'on semble destiner à donner la leçon, terrible pour les nations, de la vertu proscrite par l'aveugle prévention.

>> Si mon crime est d'avoir partagé la sévérité de ses principes, l'énergie de son courage et son ardent amour pour la liberté, je me confesse coupable; j'attends mon châtiment. Prononcez, législateurs; la France, la liberté, le sort de la République et le vôtre tiennent nécessairement aujourd'hui à la répartition de cette justice dont vous êtes les dispen

sateurs. >>

L'agitation dans laquelle j'avais passé la nuit précédente me faisait ressentir une fatigue extrême; je

désirais avoir ce soir même une chambre, je l'obtins et j'en pris possession à dix heures. Lorsque j'entrai entre quatre murs assez sales, au milieu desquels était un grabat sans rideaux; que j'aperçus une fenêtre à double grille, et que je fus frappée de cette odeur qu'une personne accoutumée à un appartement très-propre trouve toujours dans ceux qui ne le sont pas, je jugeai que c'était bien une prison qu'il s'agissait d'habiter, et que ce n'était pas du local qu'il me fallait attendre quelque agrément. Cependant l'espace était assez grand; il y avait une cheminée, la couverture du lit était passable; on me donnait un oreiller; et, en appréciant les choses, sans faire de comparaison, j'estimai que je n'étais point mal. Je me couchai, bien résolue de demeurer au lit tant que je m'y trouverais bien. J'y étais encore à dix heures du lendemain, lorsque Grandpré arriva; il avait l'air non moins touché, mais plus inquiet que la veille; il promenait ses regards dans cette vilaine chambre qui me paraissait déjà passable, car j'y avais dormi. « Comment avez-vous passé la nuit? me demanda-t-il, avec des yeux humides. J'ai été fréquemment réveillée par le bruit; je me rendormais chaque fois qu'il s'apaisait, même en dépit du tocsin, que j'ai cru entendre ce matin : eh!... ne le sonne-t-on pas encore? - Mais je l'ai cru aussi; ce n'est rien. Ce sera ce qu'il plaît aux dieux; si l'on me tue ce sera dans ce lit; je suis si lasse que j'y attendrai tout n'y a-t-il rien de nou

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veau contre les députés? Non. Je vous apporte votre lettre; nous avons pensé avec Champagneux qu'il fallait en adoucir le commencement; voilà ce qu'on vous propose d'y substituer; et puis il faudrait faire un mot au ministre de l'intérieur, pour qu'il adressât officiellement votre lettre; cela me donnerait un nouveau droit d'en solliciter la lecture. » Je prends la minute, je réfléchis et je lui dis : « Si je croyais que ma lettre fût lue telle qu'elle est, je la laisserais, dût-elle n'être suivie pour moi d'aucun succès, car on ne peut guère se flatter d'obtenir justice de l'Assemblée; les vérités qu'on lui adresse ne sont pas pour elle qui ne saurait les mettre en pratique aujourd'hui ; mais il faut les dire pour que les départemens les entendent. Je conçois que mon début puisse empêcher la lecture de la lettre; dèslors c'est folie que le laisser. » Je substituai donc aux trois premiers alinéa ce qui m'était proposé. «< Quant à l'intervention du ministre, je sens qu'elle rend la marche plus régulière ; et quoique Garat ne mérite guère que je lui fasse l'honneur de lui écrire, je saurai le faire sans m'avilir. » Je traçai ces lignes:

Au ministre de l'Intérieur.

« Le ministère dont vous êtes chargé, citoyen, vous donne la surveillance pour l'exécution des lois, et la dénonciation de leur violation par les autorités qui les méconnaissent. Je crois que votre justice

s'honorera de faire passer à la Convention les réclamations que j'ai besoin de faire entendre contre l'oppression dont je suis la victime. »>

Levée à midi, j'examinai comment je m'établirais dans mon nouveau logis; je couvris d'un linge blanc une petite vilaine table que je plaçai près de ma fenêtre et que je destinai à me servir de bureau, rẻrésolue de manger plutôt sur le coin de la cheminée pour me conserver propre et rangée la table de travail. Deux grosses épingles de tête, fichées dans les planches, me servirent de porte-manteau. J'avais à ma poche le poëme de Thompson, ouvrage que je chéris à plus d'un titre; je fis une note de ce que j'aurais à me procurer: d'abord les Vies des hommes illustres de Plutarque, qu'à l'âge de huit ans je portais à l'église au lieu d'une semaine-sainte, et que je n'avais pas rélues à fond depuis cette époque; l'Histoire anglaise de David Hume, avec le Dictionnaire de Sheridan, pour me fortifier dans cette langue : j'aurais préféré suivre Macaulay (1). Celui qui m'avait prêté les premiers volumes de cet auteur n'était sûrement pas dans sa maison, et je n'aurais su où demander cet ouvrage que déjà je n'avais pu trouver chez les libraires. Je souriais moi-même à mes préparatifs, car il y avait une grande agitation;

(1) Voyez tome premier, page 279.

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