Page images
PDF
EPUB

la patience; je sentais leurs pleurs m'honorer plus que l'oppression ne pouvait me consterner. « Vous avez là des personnes qui vous aiment, dit un de ces commissaires.-Je n'en ai jamais eu d'autres près de moi,» répliquai-je, et je descendis. Je trouvai deux haies d'hommes armés, depuis le bas de l'escalier jusqu'au fiacre arrêté de l'autre côté de la rue, et une foule de curieux; j'avançai gravement à petits pas, considérant cette troupe lâche ou abusée. La force armée suivit la voiture sur deux files; ce malheureux peuple, qu'on trompe et qu'on égorge dans. la personne de ses vrais amis, attiré par le spectacle, s'arrêtait sur mon passage, et quelques femmes criaient à la guillotine! « Voulez-vous qu'on lève les portières, me disent obligeamment les commissaires.

Non, Messieurs, l'innocence, tout opprimée qu'elle soit, ne prend jamais l'attitude des coupables; je ne crains les regards de personne, et je ne veux me soustraire à ceux de qui que ce soit. Vous avez plus de caractère que beaucoup d'hommes; vous attendez paisiblement justice. — Justice! si elle se faisait, je ne serais pas actuellement en votre pouvoir; mais une procédure inique me conduirait à l'échafaud, que j'y monterais ferme et tranquille, comme je me rends à la prison. Je gémis pour mon pays; je regrette les erreurs d'après lesquelles je l'ai cru propre à la liberté, au bonheur; mais j'apprécie la vie, je n'ai jamais craint que le crime, je méprise l'injustice et la mort. » Ces pau

vres commissaires ne comprirent pas grand'chose à ce langage, et le trouvèrent probablement fort aristocratique.

Nous arrivons à l'Abbaye, ce théâtre de scènes sanglantes dont les Jacobins, depuis quelque temps, prêchent le renouvellement avec tant de ferveur ; cinq à six lits de camp, occupés par autant d'hommes dans une chambre obscure, furent les premiers objets qui s'offrirent à ma vue : après avoir passé le guichet, on se lève, on s'agite, et mes guides me font monter un escalier étroit et sale. Nous parvenons chez le concierge, dans une espèce de petit salon assez propre, où il m'offre une bergère. « Où est ma chambre? demandai-je à sa femme, grosse personne d'une bonne figure. Madame, je ne vous attendais pas, je n'ai rien de préparé; mais vous resterez ici en attendant. » Les commissaires passent dans la pièce voisine, font inscrire leur mandat et donnent leurs ordres verbaux. J'appris dans la suite qu'ils étaient très-sévères, et qu'ils les firent renouveler plusieurs fois depuis, mais sans oser les donner par écrit. Le concierge savait trop bien son métier pour suivre à la lettre ce qui n'est point obligatoire ; c'est un homme honnête, actif, obligeant, qui met dans l'exercice de ses fonctions tout ce que la justice et l'humanité peuvent faire désirer. « Que voulez-vous pour votre déjeûner? Une bavaroise à l'eau. » Les commissaires se retirent en me disant que si Roland n'était point coupable, il n'aurait pas

[ocr errors]

dù s'absenter. « Il est trop étrange qu'on puisse soupçonner un tel homme qui a rendu de si grands services à la liberté; il est trop odieux de voir calomnier et persécuter avec acharnement le ministre dont la conduite est si franche, dont les comptes sont si clairs, pour qu'il n'ait pas dû se soustraire aux derniers excès de l'envie. Juste comme Aristide, sévère comme Caton, ce sont ces vertus qui lui ont donné des ennemis : la rage de ceux-ci ne connaît pas de mesure; qu'elle s'exerce sur moi, je la brave et me dévoue; lui, doit se conserver pour son pays, auquel il peut encore rendre de grands services. » Un salut de confusion fut la réponse de ces messieurs. Ils sont partis ; je déjeûne, tandis que l'on range à la hâte la chambre à coucher où l'on me fait Madame, passer. « Vous demeurer ici tout le jour; et si je ne pouvais vous faire préparer un local ce soir, parce que j'ai beaucoup de monde, on dresserait un lit dans le salon. » La femme du concierge qui me parlait ainsi, ajoute quelques réflexions obligeantes sur les regrets qu'elle éprouve toutes les fois qu'elle voit arriver des personnes de son sexe : « Car, ajoute-t-elle, toutes n'ont pas l'air serein comme Madame. » Je la remercie en souriant; elle m'enferme. Me voilà donc en prison ! me dis-je. Ici je m'assieds et me recueille profondément. Je ne donnerais pas les momens qui suivirent, pour ceux que d'autres estimeraient les plus doux de ma vie ; je ne perdrai jamais leur sou

pourrez,

venir. Ils m'ont fait goûter, dans une situation critique, avec un avenir orageux, incertain, tout le prix de la force et de l'honnêteté dans la sincérité d'une bonne conscience et d'un grand courage. Jusque-là, poussée par les événemens, mes actions, dans cette crise, avaient été le résultat d'un vif sentiment qui entraîne: quelle douceur que d'en justifier tous les effets par la raison ! Je rappelai le passé, je calculai les événemens futurs; et si je trouvai, en écoutant ce cœur sensible, quelque affection trop puissante, je n'en découvris pas une qui dût me faire rougir, pas une qui ne servît d'aliment à mon courage, et qu'il ne sût encore dominer. Je me consacrai, pour ainsi dire, volontairement à ma destinée, telle qu'elle pût être; je défiai ses rigueurs, et m'établis dans cette disposition où l'on ne cherche plus que le bon emploi du présent, sans inquiétude ultérieure. Mais cette tranquillité, pour ce qui m'était personnel, je ne tentai même pas de l'étendre au sort de mon pays et de mes amis; j'attendais le journal du soir, et j'écoutais les cris des rues avec une avidité inexprimable. Cependant je pris des renseignemens sur ma nouvelle manière d'être et les facultés qui m'étaient laissées. Puis-je écrire ? puis-je voir quelqu'un ? quelle est la dépensé à faire ici? ce furent mes premières questions. Lavacquerie (le concierge) me fit connaître les recommandations qui lui avaient été faites, et la liberté que lui laissaient des ordres de cette nature.

J'écrivis à ma fidèle bonne de venir me voir: il fut convenu qu'elle ne ferait part à personne de cette facilité.

La première visite que je reçus à l'Abbaye, le jour même de mon arrivée, fut celle de Grandpré. « Il faut, me dit-il, écrire à l'Assemblée n'y avezvous pas déjà songé? Non; et maintenant que vous m'y faites penser, je ne vois pas comment j'y ferai lire ma lettre. Je m'y emploierai de mon

[ocr errors]
[ocr errors]

-

vais écrire.

mieux. Eh bien ! je vais écrire. Faites ; je serai de retour dans deux heures. » Il part et j'écris.

La citoyenne Roland à la Convention nationale.

[ocr errors]

De la prison de l'Abbaye, le 1o juin 1793.

Législateurs! je viens d'être arrachée de mon » domicile, des bras de ma fille, âgée de douze ans, » et je suis détenue à l'Abbaye, en vertu d'ordres qui ne portent aucun motif de mon arrestation. Ils » émanent d'un comité révolutionnaire; et des com» missaires de la Commune, qui accompagnaient » ceux du comité, m'en ont exhibé du conseil gé» néral, qui n'en contiennent également aucun (1). »

(1) Les amis de madame Roland lui proposèrent, comme on le verra plus bas, de faire quelques changemens à la lettre qu'elle écrivait. Ce sont ces changemens, approuvés par elle, qu'on a marqués par des guillemets.

(Note des nouveaux éditeurs.)

« PreviousContinue »