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rite, n'avaient aucune de ces choses qui leur servent de recommandation, et pouvaient à peine passer l'antichambre de quelques grands, il ne savait employer ni l'espèce d'intrigue, au moyen de laquelle on eût donné chez eux de l'occupation à ceux qui voulaient nous attaquer, ni l'espèce de grandeur dont un état puissant doit investir ses agens reconnus pour se faire respecter. «Que faites-vous donc? lui demandait quelquefois Roland. A votre place, j'aurais déjà mis l'Europe en mouvement et préparé la paix de la France, sans le secours des armes; je voudrais savoir ce qui se passe dans tous les cabinets, et y exercer mon influence. » Lebrun ne se pressait jamais; et l'on vient, en août 1793, d'arrêter, à son passage en Suisse, pour aller à Constantinople, Sémonville, qui devait y être rendu depuis huit mois. Les derniers chocs de Lebrun achèvent de le peindre, et me dispensent d'ajouter aucun trait. Il a fait nommer ministre plénipotentiaire en Danemarck Grouvelle, le secrétaire du Conseil, dont, à ce titre, j'avais déjà à parler.

Grouvelle, élève de Cérutti, dont il n'a appris qu'à faire de petites phrases où il met toute sa philosophie, médiocre, froid et vain, dernier rédacteur de la Feuille villageoise, devenue flasque comme lui; Grouvelle avait été sur les rangs pour je ne sais quel ministère, et fut nommé secrétaire du Conseil au 10 août, en exécution d'une loi constitutionnelle, contre l'inobservation de laquelle Roland avait si

vivement réclamé, que le roi s'était enfin déterminé à la faire suivre. Roland avait espéré que la tenue régulière d'un registre, où l'on inscrirait les délibérations, établirait, dans le Conseil, une marche plus sérieuse et mieux remplie; il y voyait l'avantage, pour les hommes fermes, de faire constater leurs opinions, et de laisser un témoignage quelquefois utile à l'histoire, et toujours à leur justification. Mais les meilleures institutions ne valent que pour les individus incapables de les pervertir. Grouvelle ne savait point dresser un procès-verbal, et les ministres ne se souciaient nullement, pour la plupart, qu'il restât des traces de leur avis. Jamais le secrétaire n'a pu faire qu'un énoncé des délibérations prises, sans déduction de motifs, ni mention des oppositions; jamais Roland n'a pu obtenir de faire consigner les raisons des siennes, quand il en élevait de formelles contre les résolutions. Grouvelle s'immisçait constamment dans la discussion, et sa manière pointilleuse ne contribuait pas peu à la rendre difficile. Roland, ennuyé, lui observa une fois qu'il oubliait son rôle : « Ne suis-je donc qu'une écritoire ?» s'écria aigrement l'important secrétaire. « Vous ne devez pas être autre chose ici, répliqua le sévère Roland:chaque fois que vous vous mêlez de la délibération, vous oubliez votre fonction, qui est de la recueillir; et voilà pourquoi vous n'avez que le temps de faire, sur feuille volante, une petite nomenclature insignifiante, qui, reportée sur le re

gistre, ne présente aucun tableau des opérations du gouvernement, tandis que le registre du Conseil devrait servir d'archives au pouvoir exécutif. » Grouvelle, piqué, n'en fit pas mieux et ne changea point sa méthode. On voit d'ici que les hommes que j'ai dépeints devaient la trouver bonne pour eux. Vingt mille livres d'appointemens étaient attribués à sa place ; il lui parut qu'il fallait y joindre un appartement au Louvre, assez considérable pour y loger avec lui ses commis; et il fit ses représentations en conséquence au ministre de l'intérieur. Il suffit d'un léger aperçu du caractère de Roland, pour se représenter le scandale qu'il trouva dans cette proposition, et la vigueur avec laquelle il la repoussa. «Des commis ! pour un travail que je ferais moi-même en quelques heures, et mieux que vous, si j'étais à votre place, disait-il à Grouvelle : je veux que vous preniez un copiste, pour vous éviter la peine de délivrer les expéditions ou extraits de délibérations que vous pouvez être dans le cas de fournir; mais vingt mille livres doivent vous suffire pour l'appointer et le loger, ainsi que vous; leur quotité est même indécente dans un régime libre, pour la place que vous occupez. »

Assurément Grouvelle a bien le droit de ne pas aimer Roland, et je crois bien qu'il l'exerce avec plénitude.

Quant à moi, j'ai vivement senti que le ridicule de ses prétentions était intolérable : ces hommes

pétris de vanité, sans caractère et sans vertu, dont l'esprit n'est qu'un jargon, la philosophie un petit étalage, les sentimens des réminiscences, me paraissent, en morale, une espèce d'eunuques que je méprise et déteste plus cordialement, que certaines femmes ne dédaignent et haïssent les autres. Et voilà le ministre d'une grande nation auprès d'une cour étrangère, dont il est utile de nous conserver l'estime et d'assurer la neutralité. Je ne sais point le secret de cette nomination; mais je parierais que Grouvelle, mourant de peur dans le fâcheux état des affaires, a pressé Lebrun de le faire sortir de France de quelque manière ; et Lebrun, en qualité de ministre, l'a fait partir ambassadeur, comme il l'aurait fait commis - voyageur, si lui-même eût été négociant. C'est un arrangement individuel dans lequel la république n'entre que pour le titre dont elle décore les avantages qui y sont attachés, et le tort qui peut lui revenir d'avoir été mal représentée.

Le choix d'un envoyé auprès des États-Unis fut dirigé avec plus de sagesse; il offre un nouvel argument en faveur de Brissot, auquel on fait un crime d'y avoir eu part. Bonne-Carrère avait été désigné, je ne saurais dire précisément à quelle époque; Brissot observa à quelques membres du Conseil qu'il importait au maintien de la meilleure intelligence avec les États-Unis, comme à la gloire de notre république naissante, d'envoyer en Amérique un homme dont le caractère et les mœurs

dussent plaire aux Américains sous ce rapport, Bonne-Carrère ne pouvait convenir; un aimable roué du beau monde, un joueur, quels que fussent d'ailleurs ses talens et son esprit, n'était pas fait pour le rôle grave et décent imposé à notre envoyé chez cette puissance.

Brissot n'y mettait point de personnalités, c'est l'homme du monde qui en fut le moins susceptible; il cita Genest qui venait de passer cinq ans en Russie, et qui, déjà versé dans la diplomatie, avait d'ailleurs toute la moralité, toutes les connaissances dont la réunion devait être goûtée chez un peuple sérieux.

Cette proposition fut réfléchie, toutes les considérations possibles l'appuyèrent, et Genest fut choisi. Certes! si c'est là de l'intrigue, désirons donc que tous les intrigans ressemblent à Brissot. J'ai vu Genest, j'ai désiré le revoir plusieurs fois, je le retrouverais toujours avec plaisir. Son esprit est solide, éclairé; il a autant d'aménité que de décence; sa conversation est instructive et agréable, sans affectation et sans pédanterie : douceur, justesse, grâce et raison le caractérisent. Il joignait à son mérite l'avantage de s'exprimer facilement en anglais. Qu'un ignorant comme Robespierre, qu'un extravagant

tel

que Chabot, déclament contre un pareil homme en le traitant d'ami de Brissot; qu'ils déterminent par leurs clameurs le rappel de l'un et le procès de l'autre, ils ne font qu'ajouter aux preuves de leur

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