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la première place et le meilleur morceau; une politesse extrême et froide que j'accompagnai du soin de servir toujours plusieurs personnes avant lui, dut promptement lui apprendre qu'il était jugé; il le sentit, ne revint plus, et se vengea par des calomnies. Je n'aurais pas parlé de ce vil personnage sans le rôle distingué qu'il a joué parmi les détracteurs des gens de bien, et l'art avec lequel il a concouru pour faire du fédéralisme un épouvantail pour les sots, ou un titre de proscription contre les bons esprits qui n'adoptaient pas sa chimère de république universelle.

La dernière fois qu'il vint chez moi, il mit en jeu sa marotte, rebattit toutes ses extravagances sur la possibilité d'une Convention formée des députés de tous les coins du monde : les uns répliquèrent par des plaisanteries; Roland, ennuyé du pédantisme et du bruit avec lequel Clootz soutenait son opinion, et prétendait la faire adopter, eut la bonté de lui pousser trois ou quatre syllogismes, après lesquels il lui tourna le dos : la conversation se tempérait et se divisa. Buzot, dont l'esprit judicieux ne s'amuse pas long-temps à combattre des moulins à vent, s'étonnait de ce qu'on traitait le fédéralisme comme une hérésie politique; il observait que la Grèce, si célèbre, si féconde en grands hommes et en hauts faits, était composée de petites républiques fédérées; que les États-Unis, qui, de nos jours, offraient le tableau le plus intéressant d'une bonne

organisation sociale, formaient un composé du même genre, et qu'il en était ainsi de la Suisse. Qu'à la vérité, dans le moment actuel et la situation de la France, l'unité était importante à conserver pour elle, parce qu'elle offrait ainsi une masse plus imposante aux ennemis du dehors, et un ensemble d'action précieux à conserver pour la confection des lois qui devaient lui assurer une constitution; mais qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait du relâchement dans les liens politiques qui uniraient un Provençal avec un Flamand; qu'il était difficile de faire régner sur une si grande surface, cet attachement qui fait la force des républiques, parce qu'enfin l'amour de la patrie n'est pas précisément celui de la terre qu'on habite, mais des citoyens avec lesquels on vit et des lois qui les régissent, sans quoi les Athéniens n'eussent pas transporté leur existence sur des vaisseaux en abandonnant leur ville; qu'on ne peut bien aimer que ceux qu'on connaît, et que jamais l'enthousiasme d'hommes séparés par deux cents lieues ne peut être commun, uniforme et vif, comme celui des habitans d'un petit territoire.

Ce sont ces réflexions sages, trouvées telles par la plupart de ceux qui les écoutaient, qui furent traduites et dénoncées par Clootz, comme une conjuration de fédérer la France et de détacher les départemens de Paris; il présenta Buzot comme le plus dangereux des conspirateurs, Roland comme leur chef, et les députés qui venaient le plus sou

vent chez moi, comme les fauteurs de ce projet liberticide. Je ne sais si un fou tel que Clootz peut avoir été de bonne foi dans ses craintes; je ne saurais me le persuader, et je crois seulement qu'il a trouvé, dans la fabrication de son mensonge, une occasion de venger son amour-propre irrité de n'avoir pas été admiré ; un sujet de déclamations dans son genre, très-convenable à la bouffissure de son style et au désordre de son imagination; un moyen de nuire à des hommes dont la raison doit lui déplaire, et de faire cause commune avec ceux dont les vices lui sont agréables; en supposant même qu'il n'ait pas la mission secrète de brouiller la France, à l'aide des enragés, pour faire plus beau jeu aux Prussiens ses compatriotes.

Cependant les massacres continuèrent à l'Abbaye, du dimanche au soir au mardi matin; à la Force, davantage; à Bicêtre, quatre jours, etc. Je dois à mon séjour actuel dans la première de ces prisons, d'avoir appris des détails qui font frémir, et que je n'ai pas le courage de tracer. Mais une anecdote que je ne passerai point sous silence, parce qu'elle concourt à démontrer que c'était un projet bien lié, c'est qu'y ayant dans le faubourg Saint-Germain une maison de dépôt où l'on met les détenus que l'Abbaye ne peut recevoir quand elle renferme trop de monde, la police choisit, pour les transférer, le dimanche au soir, l'instant d'avant le massacre général les assassins étaient prêts; ils se jetèrent sur

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les voitures; il y avait cinq ou six fiacres, et à coups de sabres et de piques, ils percèrent, ils tuèrent ceux qui les remplissaient, au milieu de la rue, au bruit terrible de leurs cris douloureux. Tout Paris fut témoin de ces horribles scènes, exécutées, par un petit nombre de bourreaux (ils n'étaient pas quinze à l'Abbaye, à la porte de laquelle étaient pour toute défense, malgré les réquisitions faites à la commune et au commandant, deux gardes nationaux). Tout Paris laissa faire.... tout Paris fut maudit à mes yeux, et je n'espérai plus que la liberté s'établît parmi des lâches, insensibles aux derniers outrages qu'on puisse faire à la nature, à l'humanité; froids spectateurs d'attentats que le courage de cinquante hommes armés aurait facilement empêchés.

La force publique était mal organisée, comme elle l'est encore; car les brigands ont bien soin, quand ils veulent régner, de s'opposer à tout ordre qui pût les entraver: mais faut-il connaître son capitaine et marcher en compagnie réglée, quand il s'agit de voler au secours de victimes qu'on égorge? Le fait est que le bruit d'une prétendue conspiration dans les prisons, tout invraisemblable qu'il fût, l'annonce affectée de l'inquiétude et de la colère du peuple, retenait chacun dans la stupeur, et lui persuadait au fond de sa maison que c'était le peuple qui agissait, lorsque, de compte fait, il n'y avait pas deux cents brigands pour la totalité de cette in

fâme expédition. Aussi ce n'est pas la première nuit qui m'étonne : mais quatre jours! - et des curieux allaient voir ce spectacle! Non, je ne connais

rien, dans les annales des peuples les plus barbares, de comparable à ces atrocités. La santé de Roland en fut altérée; la contention du genre nerveux était telle que son estomac ne pouvait rien recevoir, et la bile arrêtée se répandit à la surface de la peau; il était jaune et faible, avec une égale activité, ne pouvant dormir ni manger, et ne cessant de travailler. I ignorait encore avoir été l'objet d'un mandat d'arrêt; je l'avais appris et me serais bien gardée de le lui faire connaître : c'eût été fournir un aliment à une affection assez profonde; je nė sais qui s'avisa de lui en parler la semaine suivante. Il faut convenir qu'il lui est arrivé, par la suite, de citer quelquefois ce fait particulier, de manière que ses ennemis affectèrent de répandre qu'il ne s'était soulevé contre ces exécutions que par la crainte qu'il avait eue d'être compris parmi ceux qui en avaient été les victimes, tandis qu'il ne faisait que joindre à la juste horreur qu'elles lui avaient inspirée, l'indignation d'avoir été compté au nombre de ceux qui devaient les subir.

Danton fut celui qui s'efforça le plus de présenter l'opposition de Roland à ces événemens, comme le fruit d'une imagination ardente et de la terreur dont il était gratuitement frappé. Ce trait m'a toujours paru fort significatif.

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