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l'égalité que lui. Il vint nous offrir en prison le spectacle de la débauche et de la crapule. Il avait pour maîtresse une des plus jolies femmes de Paris, à qui l'on accordait l'entrée de la Force moyennant de fortes contributions. Gusman faisait, avec elle et d'autres débauchés reclus, des orgies d'où il ne sortait qu'à minuit et quelquefois plus tard, mais toujours dans un état d'ivresse bruyante, qui le rendait fort incommode à ses voisins. Je fus trèsaise quand je le vis déloger; outre que c'était l'être le plus immoral, je le craignais sous le rapport de la délation; heureusement quelques réponses assez balourdes me firent passer à ses yeux pour un bon homme dont il serait inutile de s'occuper. De la Force, il alla à l'échafaud, et certes, pour celui-là, il le méritait bien.

Pendant mon séjour à la Force, nous eûmes deux visites nocturnes. Dans la première, on nous enleva tout le numéraire et les assignats que nous avions; on ne nous laissa, dans la seconde, aucun instrument piquant ou tranchant; on en fit autant, et aux mêmes heures, dans toutes les prisons de Paris; le nommé Crépin, municipal, présida aux visites de la Force. Cet artisan, tout orgueilleux de l'autorité que les circonstances révolutionnaires avaient fait tomber dans ses mains, la déployait avec une insolente dureté sur les malheureux détenus, principalement sur ceux qui s'abaissaient à lui faire leurs doléances. M'ayant trouvé auprès de Montané, ex

président du tribunal révolutionnaire, qu'une fièvre ardente retenait au lit, il me dit tout haut: Le b.... en tient, tu en seras débarrassé demain. Crépin fut un faux prophète; Montané ne succomba point à sa maladie; mais le pronostic du municipal lui causa de vives inquiétudes.

Chaque jour amenait un genre nouveau de vexations. Les prisonniers avaient la faculté de se faire apporter leur nourriture du dehors On trouva ce régime trop doux, et il fut résolu, sous prétexte d'établir l'égalité entre les détenus, de les rassembler tous à la même table et de leur fournir des mets communs, en faisant contribuer les riches pour les pauvres. Cet ordre de choses fut établi au commencement de juin 1794: on créa une entreprise qui fut donnée au rabais, et l'on peut juger si les fournisseurs surent spéculer sur la subsistance de gens dont la vie était comptée pour si peu de chose. Des haricots, des pommes de terre, et tous les deux jours une portion de viande qu'on pouvait avaler en un seul morceau, ce fut là notre unique et constante nourriture. Nous avions pour boisson une façon de vin dont la composition nous était inconnue.

Mais une tracasserie plus cruelle encore, ce fut la translation de presque tous les prisonniers de la Force aux Madelonettes où l'on renfermait autrefois les filles de mauvaise vie. La police se faisait un jeu de ces déménagemens, et plus ils tourmentaient les malheureux détenus, mieux son but était at

teint. L'évacuation de la Force eut lieu le 14 juillet; nous n'en fûmes prévenus que dans la matinée du même jour; encore ne s'expliqua-t-on pas sur le lieu où l'on devait nous conduire. On avait posé des sentinelles dans tous les coins de la maison; cet appareil me fit craindre qu'on n'eût le projet de rassembler les prisonniers pour les faire périr en masse : je courbai la tête sous le joug de la nécessité, et je fis mes adieux à ma femme et à mes enfans.

Mais ce ne fut qu'une fausse alarme : à dix heures l'appel se fait; nous défilons entre deux haies d'hommes armés, et l'on nous jette dans des charriots qui nous conduisent dans notre nouvelle demeure. Quelque humiliante que fût cette translation, le plaisir de nous voir hors de nos antres, de respirer un air plus libre, de voir une suite de maisons et de rues, enfin de promener nos regards sur des objets nouveaux, suspendit un moment dans nos cœurs le sentiment de notre situation. Miranda et moi nous nous occupions à examiner l'effet que produisait la vue de vingt charriots chargés de victimes sur les nombreux spectateurs accourus sur notre passage. Ce fut pour nous une vraie jouissance de n'être point insultés dans la route; de voir, dans les gestes et sur la physionomie de beaucoup d'individus, des signes expressifs de sensibilité et même d'improbation.

En entrant aux Madelonnettes, nous entendîmes le concierge se plaindre hautement de n'avoir pas

été prévenu de notre arrivée, et de ce que sa maison, destinée tout au plus pour cent quatre-vingts individus, allait en contenir plus de quatre cents: aussi fûmes-nous entassés les uns sur les autres dans les chambres et dans les corridors. J'eus pour chambre à coucher un palier d'escalier; j'y étendais un très-mince matelas à dix ou onze heures du soir, et dès les quatre heures du matin je le relevais pour rendre le passage libre. Heureusement nous étions dans une saison où cette espèce de bivouac était moins pénible, et je n'en fus pas autrement incommodé. Cependant l'impossibilité physique de laisser subsister long-temps un tel ordre de choses, força les administrateurs des prisons de désobstruer celle des Madelonnettes, et de verser dans une autre une centaine de nos compagnons; ceux qui restaient purent se nicher un peu moins à l'étroit, nous n'étions plus que douze dans une chambre.

Nous continuâmes à manger à la gamelle nationale; on dressait des tables dans le préau; à midi l'on nous rassemblait, et un quart-d'heure se passait à avaler les haricots qui étaient le mets quotidien; quand on nous servait des pommes de terre, nous nous tenions pour régalés. Il y avait fort peu de détenus qui s'accoutumassent à ce régime; Miranda et moi nous étions presque les seuls à nous en contenter; c'était là la moindre de nos privations.

Malgré les défenses rigoureuses de laisser entrer aucun comestible, les prisonniers sensuels et riches

s en procuraient de toutes sortes. Il en était de cela comme des journaux dont on avait prohibé l'introduction avec une sévérité qui semblait devoir ôter toute ressource et tout espoir; jamais nous n'en eûmes un si grand nombre que pendant que cette défense subsista; c'est qu'on les payait beaucoup plus cher aux guichetiers. Combien les tyrans s'abusent dans l'opinion qu'ils ont de leur puissance! il y aura toujours une puissance supérieure à la leur, c'est celle de l'or.

Nous ne trouvâmes pas, aux Madelonnettes, des prisonniers bien remarquables; je n'y distinguai que Quatremère de Quincy, architecte-sculpteur, mais plus amateur qu'artiste; il avait rapporté de ses voyages d'Italie, plutôt de l'originalité dans le goût, que la perfection de son art; peu de monumens étaient à son gré. Saint-Pierre de Rome ne trouvait pas même grâce à ses yeux, encore moins notre Panthéon qu'il ne cessa de gratter tant qu'il l'eut à sa disposition, et qu'il eût peut-être jeté à bas, s'il en eût été le maître.

Je trouvais aux Madelonnettes les jours bien plus longs qu'à la Force, par la raison qu'il était impossible de s'y recueillir et d'y trouver un réduit où l'on pût lire et méditer en silence. Les journées se passaient donc à nous accabler les uns les autres de notre oisiveté.

Cependant les nouvelles du dehors venaient quelquefois donner plus d'intérêt à nos conversations.

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