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hortions à écrire, dans l'appréhension qu'il avait lui-même d'être privé de la faculté de parler, et que dans ce cas il importait à sa mémoire qu'il laissât à la postérité un monument de son innocence et de la scélératesse de ses bourreaux.

Vergniaud sentit la force de cette observation et promit d'écrire sa défense; mais la mollesse de son caractère qui le retenait au lit jusqu'à onze heures du matin, et son abandon aux idées douces et aux sensations agréables dont il avait tant de peine à se détacher, ne lui permirent pas de se livrer à ce travail avec la persévérance qu'un si grand intérêt aurait dû lui inspirer. Souvent la plume lui tombait des mains; il abandonnait le soin de sa vie et de sa mémoire pour poursuivre une idée riante qui lui voilait l'image de la mort; l'ouvrage traînait en longueur et n'était pas au quart, quand l'heure fatale sonna et qu'il fallut aller à l'échafaud.

Je dis à l'échafaud: car on se rappelle trop bien que la comparution des vingt-deux députés devant le tribunal révolutionnaire ne fut qu'une formalité dérisoire, une barbare momerie, qui ne servirent qu'à prouver à toute la France que ses tyrans venaient de remettre le poignard de l'assassinat entre les mains de la justice. On n'a pas oublié que, pour avoir permis à Vergniaud de parler un instant, les tigres faillirent manquer leur proie. Ses douces paroles, ses vives images, ses pénétrantes apostrophes firent une telle impression sur les acteurs et les spectateurs de

cette attendrissante scène, qu'on ne douta plus du salut des accusés, si on livrait encore une fois le tribunal à la toute-puissance du plaidoyer de Vergniaud; on aurait vu se réaliser les prodiges de la fable, et les tigres s'adoucir à la voix de cet Orphée; mais un horrible décret rendu par la Convention sur la demande d'Audouin, gendre de Pache, orateur d'une députation de Jacobins (1), lequel permettait aux

(1) Audouin, à la tête de la députation, se présenta le 29 octobre à la barre de la Convention, et prononça le discours suivant:

« Citoyens représentans, toutes les fois que la société des amis de la liberté et de l'égalité a des alarmes, elle vient les déposer dans votre sein. Ne vous en étonnez pas. Depuis que ses ennemis ne sont plus dans vos rangs, ici comme aux Jacobins, nous sommes au milieu des amis de la liberté et de l'égalité. Vous avez créé un tribunal révolutionnaire chargé de punir les conspirateurs nous croyions que l'on verrait ce tribunal, découvrant le crime d'une main et le frappant de l'autre; mais il est encore asservi à des formes qui compromettent la liberté. Quand un coupable est saisi commettant un assassinat, avons-nous besoin, pour être convaincus de son forfait, de compter le nombre des coups qu'il a donnés à sa victime? Eh bien ! les délits des députés sont-ils plus difficiles à juger? N'a-t-on pas vu le squelette du fédéralisme, des citoyens égorgés, des villes détruites? voilà leurs crimes. Pour que ces monstres périssent, attend-on qu'ils soient noyés dans le sang du peuple? Le jour qui éclaire un crime d'État ne doit plus luire pour les conjurés. Vous avez le maximum de l'opinion; frappez. Nous vous proposons, 1o de

jurés de mettre fin aux débats en déclarant qu'ils étaient assez instruits; ce décret, porté sur-le-champ au tribunal, vint fermer cette bouche éloquente dont les victorieux accens désarmaient la férocité de tant d'assassins qui n'osèrent consommer leur crime que quand ils eurent cessé de les entendre.

Ainsi périt Vergniaud, et avec lui le talent le plus rare pour la tribune. S'il eût mis à profit les derniers instans de sa vie pour transmettre à la postérité les vérités importantes qu'il avait à révéler, nos

débarrasser le tribunal révolutionnaire des formes qui étouffent la conscience et empêchent la conviction; 2° d'ajouter une loi qui donne aux jurés la faculté de déclarer qu'ils sont assez instruits: alors, et seulement alors, les traitres seront déçus, et la terreur sera à l'ordre du jour. »

Osselin prit la parole, et dit : « Il y a dans cette pétition deux parties essentielles et séparées. La première tend à débarrasser le tribunal révolutionnaire des formes qui retardent sa marche : celle-ci doit être renvoyée à l'examen du comité de législation. La seconde tend à décréter que les jurés pourront, quand leur conscience sera assez éclairée, demander que les débats cessent: cette partie n'a pas besoin d'examen; elle est claire et précise; je la convertis en motion et je demande qu'elle soit décrétée. »

La proposition d'Osselin fut adoptée.

Il demanda en outre que ce décret fût envoyé de suite au président du tribunal révolutionnaire; et la motion passa. Le décret fut notifié le 30 octobre au tribunal; les jurés se déclarèrent suffisamment instruits. L'arrêt fut prononcé. (Note des nouveaux éditeurs.)

regrets recevraient quelque adoucissement, et sur sa tombe on aurait vu s'élever un monument qui aurait porté l'éclatant témoignage de ses vertus et de son génie dans les siècles à venir. Mais rien ne peut réparer cette immense perte; non, quelque éloquente que soit la plume qui nous tracera l'histoire de ces illustres victimes, elle n'atteindra jamais la force et la magie d'un écrit sorti de la plume de Vergniaud.

Je dois ajouter un trait qui achèvera de peindre son caractère. Avec les moyens les plus sûrs, les plus prompts et même les plus honorables de faire fortune, Vergniaud mourut dans l'indigence; il ne laissa que l'habit qu'il portait en prison, et quelques mauvais linges qui ne servaient qu'à multiplier les témoignages de sa pauvreté. Il légua le tout à un domestique fidèle qui avait exposé sa vie pour le servir jusqu'à la mort. Son plus grand regret dans ses derniers jours, et il le témoigna à tous momens, était de ne pouvoir mieux reconnaître le zèle de ce serviteur.

Vergniaud nous parlait souvent de ses compatriotes Gensonné et Guadet: voici un trait qui servira à faire connaître ces fiers Girondins.

Pendant que Guadet et Gensonné étaient réunis dans la même maison, sous la surveillance de deux gendarmes, il s'offrit à eux les occasions les plus favorables de s'évader; il s'établit alors une lutte très-vive entre ces deux députés, chacun d'eux voulant engager l'autre à fuir et rester seul exposé au

danger commun. Guadet prétendait que les jours de son ami étaient plus précieux que les siens, plus utiles à la patrie, et qu'il serait coupable envers elle s'il ne cherchait pas à les conserver. Gensonné, à son tour, rendant justice aux grands talens du Démosthène français, puisait dans cette supériorité même les argumens par lesquels il s'efforçait de faire accepter à son ami la préférence que celui-ci lui offrait. « Il importe, disait-il, à mon pays que j'aille seul à » l'échafaud : en me perdant, il n'aura pas à regretter » un talent extraordinaire. Cependant j'ai assez marqué dans la Révolution et dans mes fonctions légis> latives pour croire que ma mort arrachera les Fran»çais à leur coupable indifférence sur les maux qui » les menacent; quand cet éveil sera donné, ce sera » à toi, Guadet, et aux hommes qui ont ton énergie >> et tes talens, à rallier les Français autour des bons >> principes et à ramener parmi eux le règne de la justice et de l'humanité. »

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Ni les répliques éloquentes de Guadet, ni les larmes d'une épouse près de donner le jour à un enfant, ne purent ébranler l'âme indomptable de Gensonné. Il entendait avec calme gronder l'orage autour de lui; il vit sans émotion les approches de sa mort. Oubliant ses malheurs particuliers pour ne songer qu'à la publique infortune, ses dernières paroles furent une invocation au ciel en faveur d'une patrie ingrate qui lui donnait un échafaud pour prix de son amour et de ses services.

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