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cun la commenta diversement; elle fut prise, par la plupart, comme le résultat fortuit des circonstances et de l'effervescence des esprits.

Que faisait alors Danton? Je ne l'ai su que plusieurs jours après; mais c'est bon à dire ici, pour rapprocher les faits. Il était à la mairie, dans le comité dit de surveillance, d'où sortait l'ordre des arrestations si multipliées depuis quelques jours il venait d'y embrasser Marat, après la parade d'une feinte brouillerie de vingt-quatre heures. Il monte chez Pétion, le prend en particulier, lui dit, dans son langage toujours relevé d'expressions énergiques: «Savez-vous de quoi ils se sont avisés? Est-ce qu'ils n'ont pas lancé un mandat d'arrêt contre Roland? Qui cela? demande Pétion. - Eh! cet enragé de Comité. J'ai pris le mandat; tenez, le voilà; nous ne pouvons laisser agir ainsi. Diable! contre un membre du Conseil ! » Pétion prend le mandat, le lit, le lui rend en souriant, et dit « Laissez faire, ce sera d'un bon effet. - D'un bon effet, répliqua Danton, qui examinait curieusement le maire; oh! je ne souffrirai pas cela; je vais les mettre à la raison ; » et le mandat ne fut pas mis à exécution. Mais qui est-ce qui ne se dit pas que les deux cents hommes devaient avoir été envoyés, chez le ministre de l'intérieur, par les auteurs du mandat? Qui est-ce qui ne soupçonne point que l'inutilité de leur tentative, apportant du retard à l'exécution du projet, put faire balancer ceux qui l'avaient conçu?

Qui est-ce qui ne voit pas, dans la démarche de Danton auprès du maire, celle d'un conjuré qui veut pressentir l'effet du coup, ou se faire honneur de l'avoir paré, lorsqu'il se trouve manqué d'ailleurs, ou rendu douteux par d'involontaires délais?

Les ministres sortirent du Conseil après onze heures; nous n'apprîmes que le lendemain matin les horreurs dont la nuit avait été le témoin, et qui continuaient de se commettre dans les prisons. Le cœur navré de ces abominables forfaits, de l'impuissance de les arrêter, de l'évidente complicité de la commune et du commandant-général (1), nous

(1) Grandpré, qui, par sa place, est tenu de rendre compte au ministre de l'intérieur de l'état des prisons, avait trouvé leurs tristes habitans dans le plus grand effroi, dans la matinée du 2 septembre; il avait fait beaucoup de démarches pour faciliter la sortie de plusieurs de ceux-ci, et avait réussi pour un assez bon nombre, mais les bruits qui s'étaient répandus rendaient ceux qui restaient dans la plus grande perplexité. Ce citoyen estimable, de retour à l'hôtel, attend le ministre à l'issue du Conseil : Danton paraît le premier; il l'approche, lui parle de ce qu'il a vu, retrace les démarches, les réquisitions faites à la force armée par le ministre de l'intérieur, le peu d'égard qu'on semble y avoir, les alar→ mes des détenus et les soins que lui, ministre de la justice, devait prendre pour eux. Danton, importuné de la représentation malencontreuse, s'écrie, avec sa voix beuglante et un geste approprié à l'expression : « Je me f... bien des pri>> sonniers! qu'ils deviennent ce qu'ils pourront. » Et il passe

convînmes qu'il ne restait à un ministre honnête homme que de les dénoncer avec le plus grand éclat, d'intéresser l'Assemblée à les arrêter, de soulever contre eux l'indignation des hommes honnêtes, de se laver ainsi du déshonneur d'y participer par le silence, et de s'exposer, s'il le fallait, aux poignards des assassins, pour éviter le crime et la honte d'être, en aucune façon, leur complice. « Il n'est pas moins vrai, dis-je à mon mari, que les résolutions du courage sont aussi convenables à la sûreté qu'à la justice; on ne réprime l'audace qu'avec fermeté; si la dénonciation de ces excès n'était pas un devoir, elle serait un acte de prudence : les

son chemin avec humeur. C'était dans la seconde antichambre, en présence de vingt personnes, qui frémirent d'entendre un si rude ministre de la justice. Danton jouit de ses crimes, après avoir successivement atteint les divers degrés d'influence, et persécuté, fait proscrire la probité qui lui déclarait la guerre, le mérite dont il redoutait l'ascendant; il règne. Sa voix donne à l'Assemblée une impulsion; son intrigue entretient le peuple en mouvement, et son génie gouverne le comité dit de Salut public, dans lequel réside toute la puissance du gouvernement. Aussi, la désorganisation est partout; les hommes sanguinaires dominent; la plus cruelle tyrannie accable les Parisiens; et la France déchirée, avilie sous un tel maître, ne peut plus changer que d'oppresseurs. Je sens sa main river les fers qui m'enchaînent, comme j'ai reconnu son inspiration dans la première sortie de Marat contre moi. Il a besoin de perdre ceux qui le connaissent et ne lui ressemblent pas.

gens qui les commettent doivent vous haïr, car vous avez fait vos efforts pour les entraver; il ne vous reste qu'à vous faire craindre et à leur en imposer. » Roland écrivit à l'Assemblée cette lettre du 3 septembre (1), qui devint aussi fameuse que celle qu'il avait adressée au roi. L'Assemblée l'accueillit avec transport; elle en ordonna l'impression, l'envoi l'affiche; elle y applaudit, comme louent et applaudissent les gens faibles, aux signes d'un courage qu'ils ne sauraient imiter, mais qui les touche, et réveille en eux quelque espoir.

Je me souviens d'avoir lu un petit ouvrage fort aristocrate, fait à Londres depuis cette époque, par Peltier, je crois : l'auteur s'étonnait beaucoup de ce que le même homme qui avait manqué si audacieusement à son roi, eût montré, par la suite, tant de

(1) Pièces officielles (D). Le Moniteur, qui contient cette lettre dans laquelle Roland bravait les assassins de septembre et se dévouait à leurs coups, constate que la lecture en fut interrompue par les applaudissemens de l'Assemblée; mais une action courageuse y pouvait obtenir des éloges sans trouver des imitateurs. Si quelque chose peut peindre la terreur dont les esprits étaient frappés, c'est le petit nombre et la brièveté des rapports faits à l'Assemblée sur les massacres des prisons. On eût dit qu'elle craignait de paraître instruite de peur d'avoir à s'indigner et à punir, ou qu'elle aimait mieux laisser accuser son humanité que d'avouer son impuissance. L'extrait des séances, pendant la durée des massacres, est une des parties les plus intéressantes des notes jointes à ce volume (E). (Note des nouveaux éditeurs. )

justice et d'humanité. Il faut que l'esprit de parti rende bien inconséquent, ou que la vertu soit si rare que l'on ne veuille plus y croire. L'ami de ses semblables et de la liberté hait aussi puissamment, et dénonce avec une égale vigueur la tyrannie royale ou populaire, le despotisme du trône et l'astuce des les désordres de l'anarchie et la férocité des

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brigands.

Ce même jour, le 3 septembre, un homme, autrefois confrère de Roland, et auquel j'avais cru devoir l'honnêteté de l'inviter à dîner, s'avisa de m'amener l'orateur du genre humain, sans m'avoir prévenue, ni demandé si je le trouverais bon : je vis dans son procédé le manque d'usage d'un bon homme que le bruit de l'orateur avait séduit. Je fis honnêteté à Clootz, dont je ne connaissais que les déclamations ampoulées, et sur lequel je n'avais d'ailleurs aucune note défavorable; mais un de mes amis le voyant, me dit à l'oreille : « On introduit chez vous un insupportable parasite que je suis fâché d'y voir. » Les événemens du jour faisaient le sujet de la conversation; Clootz prétendit prouver que c'était une mesure indispensable et salutaire; il débita beaucoup de lieux communs sur les droits des peuples, la justice de leur vengeance et l'utilité dont elle était pour le bonheur de l'espèce ; il parla longtemps et très-haut, mangea davantage et ennuya plus d'un auditeur. Bientôt nommé député, il revint quelquefois de lui-même, cherchant sans gêne

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