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près de son chevet une petite boîte ouverte et vide. Nous ne pûmes obtenir de lui aucune parole. Il respirait encore, mais peu sensiblement ; il ne donna dans cet état de léthargie aucun signe de douleur; son pouls se retira par degrés, et s'éteignit tout-àfait à midi. Quoique nous le jugeassions mort, nous nous opposâmes, pendant un jour et demi, à ce qu'il fût enlevé ; il eût été trop cruel pour nous de conserver le moindre doute à cet égard.

Telle fut la fin de ce brave et vertueux militaire dont ma plume n'a esquissé que faiblement les grandes qualités. Ce siècle n'était pas digne de lui: ses lumières, ses talens, ses vertus eussent honoré les plus beaux jours d'Athènes et de Rome. Il avait pris dans la prison beaucoup d'attachement pour Miranda, et il le lui témoigna en lui laissant tout le mobilier et une grande quantité de livres qu'il avait fait venir à la Force. J'héritai d'un Sénèque, édition des Elzévirs, et d'une collection des auteurs latins qui ont écrit sur l'agriculture. Ce présent me sera toujours précieux et cher; il renouvelle en moi des souvenirs que j'aime à conserver malgré leur

amertume.

Je reviens à Miranda et à son respect pour les principes de la science militaire : il en était tellement imbu, que je crois qu'il n'aurait pas consenti volon→ tiers à gagner une bataille, à prendre une ville contre les règles de l'art. Qu'on ne s'imagine pas cependant que je veuille jeter un ridicule sur un homme vrai

ment estimable sous tous les rapports. Quand je dis qu'il était esclave des règles, j'entends parler de celles qui rendirent Alexandre et César les conquérans du Monde, qui fixèrent la victoire aux chars de tant de héros anciens et modernes, et qui les offrent pour modèles aux guerriers de tous les siècles. Je crois donc que Miranda aurait excellé dans l'art de la guerre; mais il aurait fallu qu'il eût joint un peu plus de pratique à la grande théorie qu'il possédait.

J'avais entendu parler si diversement des dispositions de cet étranger à l'égard de la France, que je ramenais souvent nos conversations sur cet objet. Il m'a paru toujours qu'il nous estimait peu, et qu'il avait une prédilection pour les Anglais, surtout pour leur gouvernement dont il ne cessait de faire l'éloge. J'étais bien sûr de rendre nos entretiens très-vifs, et même d'exciter un peu sa colère, lorsque, discutant sur la prééminence entre les deux nations, je soutenais qu'elle appartenait aux Français. Il nous la refusait sur tous les points: il trouvait que la constitution anglaise était préférable à toutes celles qui avaient gouverné les peuples jusqu'alors; que c'était en Angleterre seulement que l'homme jouissait, dans toute sa plénitude, de la liberté civile ; qu'il pouvait, sans risque, émettre ses opinions; que là le gouvernement, tout-puissant pour faire le bien, était à peu près sans force pour nuire; qu'enfin l'agriculture et le commerce y étaient portés à un

degré de gloire et de prospérité auquel nulle autre nation n'avait encore pu parvenir.

Quant à la marine anglaise, il ne croyait pas que toutes les puissances européennes réunies pussent lutter contre elle. Il prévoyait que cette supériorité lui appartiendrait encore long-temps. Il riait de nos efforts pour lui résister; il avait prédit le sort de la flotte dirigée par Jean-Bon-Saint-André ; il s'étonnait qu'un seul de nos vaisseaux eût échappé ; il prétendait qu'on ferait le procès à l'amiral anglais pour n'avoir pas remporté une victoire plus complète, et surtout pour avoir manqué le convoi.

Il avait la plus haute opinion de Pitt qu'il mettait au rang des plus grands politiques, et faisait honneur à son génie de tous les succès obtenus dans cette guerre par les Anglais. Cependant il aimait beaucoup l'opposition; et en effet, pendant son sé

jour

en Angleterre, il s'était lié intimement avec Fox, Shéridan, Priestley et autres membres distingués de ce parti, avec lesquels il avait conservé des relations depuis qu'il était en France. Il parlait avec admiration des héros qui avaient combattu pour la liberté de la partie septentrionale de l'Amérique : ce qu'il me racontait des mœurs et des usages de ses habitans, qu'il avait lui-même observés, me faisait souvent partager son enthousiasme. En général, j'ai remarqué dans Miranda une prédilection pour les hommes justes et vertueux; et comme il prétendait que le gouvernement anglais et encore plus le gou

vernement américain les rendaient tels, il était tout naturel qu'il leur accordât la préférence sur les

autres.

Par la raison des contraires, il avait une horreur profonde pour les hommes qui s'étaient emparés du gouvernement de la France. Quand il parlait des Robespierre, des Danton, des Collot, des Barrère, des Billaud et autres fondateurs du régime révolutionnaire, son langage était pittoresque de colère et d'indignation. S'il m'arrivait quelquefois d'entrevoir un rayon d'espérance, de trouver de bonnes intentions dans certaines mesures de ce gouvernement, Miranda ne me pardonnait pas ces sentimens; il me traitait d'esclave, de complaisant, de suppôt de la tyrannie, et m'accablait de mille autres épithètes qui ne me laissaient pas douter de son attachement à la liberté et aux gouvernemens qui la protègent. D'après cette étude suivie que j'ai faite, du caractère et des principes de Miranda, pendant notre commune captivité, je puis assurer que si ses voyages avaient orné son esprit, ils n'avaient pas donné de patrie à son cœur ; que malgré ses éloges pour les gouvernemens anglais et américains, il préférait le sol de la France; et que tout en vantant le séjour de Londres et de Philadelphie, il n'aurait pas cessé d'habiter parmi nous, si les ordres du gouvernement ne s'y fussent opposés.

Parmi la foule des prisonniers qui étaient à la Force, j'en remarquai quelques autres qui méritent

une note particulière. De ce nombre est Adam Lux, envoyé de Mayence pour demander la réunion de ce pays à la république française (1). Sans égard pour son caractère sacré de représentant d'un peuple, ni pour l'objet si intéressant de sa mission, les tyrans de la France, dans les derniers jours de juillet 1793, l'avaient fait jeter dans les prisons de la Force, sous prétexte qu'il ne rendait pas hommage au 31 mai, et parce qu'il avait publié, en faveur de CharlotteCorday, un écrit plein d'énergie et d'enthousiasme. Je m'empressai de faire connaissance avec cet intéressant étranger, et je découvris en lui la réunion de toutes les vertus privées et publiques. Plein des principes de Rousseau, il était accouru en France, croyant y trouver tous les hommes prosternés devant les autels de la liberté et de la philosophie. Quand il eut vu de près ceux qui la gouvernaient et dont la fa*rouche politique commençait à la couvrir de sang et de deuil, il ne put retenir son indignation : il la fit éclater au milieu des éloges dont il honora le sublime dévouement de Charlotte-Corday.

Plongé dans les fers, Adam Lux ne changea ni de sentimens ni de langage. On lui fit cependant dire qu'il était maître de son sort, et que la liberté lui serait rendue à condition qu'il promettrait de se taire sur les événemens politiques de la France; il

(1) Voyez dans les Pièces la note (0).

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