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nous passions, tous les jours, quelques heures ensemble, à nous rendre compte de nos lectures, des études qui nous occupaient, et à raisonner sur notre situation et sur celle de la République.

Les études de Miranda roulaient particulièrement sur la science de la guerre. Il s'entourait de tous les auteurs qui avaient écrit sur ce sujet, soit historiens, soit théoriciens, et je puis dire que je n'ai jamais entendu personne raisonner sur cette partie avec autant de profondeur et de solidité.

Mais plus il se remplissait des systèmes d'attaque et de défense connus jusqu'à ce jour, plus il se trouvait en opposition avec la méthode de nos généraux modernes qui gagnaient des batailles et prenaient des villes en s'écartant des règles avec lesquelles les Turenne, les Condé, les Catinat et tant d'autres héros français et étrangers avaient su enchaîner la fortune et fixer la victoire. Les succès de nos armes me fournissaient de grands argumens contre Miranda: il croyait les avoir détruits en disant que ces avantages n'étaient dus qu'au hasard, et qu'ils ne seraient pas constans. Quelques revers que nous venions d'essuyer semblaient un peu justifier son opinion; mais heureusement j'avais de plus fréquentes occasions d'en triompher; nos armées rachetant par le gain de dix batailles le désavantage d'un combat. Achille du Châtelet, qui était souvent présent à nos conversations, s'établissait juge de nos différens il expliquait le phénomène de nos triom

phes par la prodigieuse valeur de nos soldats, et même par une sorte de tact militaire qu'il leur attribuait. J'ai vu souvent, disait-il, des généraux ignorans leur donner ordre d'agir dans telle direction; l'instinct du soldat le portait à désobéir, et la route qu'il prenait était toujours celle de la victoire.

Ce que disait Achille du Châtelet a pu être vrai dans quelques occasions, et à l'époque surtout où il s'était trouvé dans nos armées. Il n'existait pas alors de généraux anciens à qui l'on pût confier la cause que nous défendions; et parmi les nouveaux il y en avait bien peu qui, par l'expérience et les talens, fussent en état de commander. Mais comme la guerre est un champ fertile en leçons, et qu'il n'y a peutêtre pas de peuple au monde qui se forme aussi promptement à cet art que les Français, nous avons vu nos généraux devenir des chefs expérimentés dans le cours d'une seule campagne.

Je vais interrompre ici ce qui concerne Miranda, par quelques détails relatifs à Achille du Châtelet (1). Il fut amené à la Force au mois d'octobre 1793, en revenant des frontières où le premier coup de canon tiré les Autrichiens lui avait emporté le gras de la jambe droite. Sa plaie était encore saignante et exigeait des soins assidus; il était en outre privé de l'usage de sa main droite, ce qui le mettait hors d'état de se suffire à lui-même pour les divers be

par

(1) Voyez le premier volume.

soins de la vie. Ce fut par un assentiment unanime que les prisonniers, qui occupaient les appartemens du greffier et du chirurgien, les plus commodes de la maison, l'appelèrent auprès d'eux: j'étais de ce nombre, et j'eus ainsi l'avantage de connaître de près cet homme intéressant. C'est avec autant de vérité que de plaisir que je déclare ici qu'Achille du Châtelet, l'un des plus courageux défenseurs de la liberté, en était aussi l'amant le plus idolâtre. Il vint nous donner des leçons de républicanisme dans les fers, et rallumer dans nos âmes le feu sacré qui embrâsait la sienne. Ami sincère de la Révolution, il épurait son ardeur pour elle au flambeau de la raison et de la philosophie. Ses liaisons avec Condorcet, et d'autres républicains de ce genre, ne peuvent laisser aucun doute sur ses vrais sentimens. Cependant il fut traité à la Force comme un conspirateur et un traître. Pendant les premiers jours de sa captivité, on avait permis à son domestique d'entrer dans la prison pour le panser: bientôt cet adoucissement lui fut ôté ; mais nous nous empressions tous à lui rendre ces soins auxquels nous attachions un véritable honneur.

Achille du Châtelet était livré tout entier à l'étude; quoiqu'il sût beaucoup, il était sans cesse altéré de nouvelles connaissances. Familier avec une infinité de langues mortes et vivantes, il voulut encore, dans la prison, apprendre le grec, et ses progrès dans cette étude furent très-rapides. Il fit transporter une

partie de sa bibliothèque à la Force, non-seulement pour lui, mais pour tous ses compagnons d'infortune qui voulurent y puiser. Ce fut une grande ressource pour moi dans les travaux dont j'étais occupé.

Mais je dus à Achille du Châtelet un secours bien plus précieux encore. Je savais que Miranda s'était procuré du poison, afin de pouvoir rester maître de son sort. Un jour que je portais envie à son bonheur, du Châtelet qui était présent me comprit, et me promit de me satisfaire sous peu de jours; en effet, il ne tarda pas à me remettre une dose d'opium.

Jusque-là j'avais été agité par des inquiétudes continuelles sur le sort qui m'attendait ; du moment que je vis ma destinée dans mes mains, je respirai, et j'attendis avec un calme vraiment inimaginable le dernier coup de la tyrannie, bien sûr de lui échapper au moment qu'elle croirait le frapper. Aussi, n'eus-je rien de plus à cœur que de bien cacher ce précieux trésor; il ne me quitta jamais, et, aujourd'hui même que les orages révolutionnaires paraissent dissipés, je le conserve encore avec un soin extrême, autant pour réveiller en moi des souvenirs qu'il importe de ne pas oublier, que pour conserver dans toutes les situations de ma vie ce regard tranquille et serein avec lequel j'affrontais alors l'avenir.

J'ai cherché à connaître la généreuse main à qui nous devions ce présent. Achille du Châtelet ne jugea pas à propos de me satisfaire je soupçonnai qu'il le tenait de Cabanis, son ami.

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Achille du Châtelet fit quelques tentatives auprès des comités de la Convention pour obtenir sa liberté, ou tout au moins sa translation dans un lieu où il pût recevoir les soins que son état exigeait impérieusement. Ses démarches furent inutiles et ne firent même qu'aggraver son sort: dès ce moment, il ne le supporta plus qu'avec impatience; le comble de l'injustice produisit dans son âme le comble du désespoir. Ses souffrances physiques croissaient avec ses peines morales : sa santé allait de jour en jour en déclinant et exigeait des soins continuels; il se crut à charge à nous tous qui nous étions fait un devoir de ne l'abandonner ni nuit ni jour. L'horizon politique s'obscurcissait de plus en plus; l'espérance s'éteignit dans son cœur; il souhaita la mort, et l'eut bientôt à ses ordres par le même secours qu'il m'avait procuré et qu'il n'avait fait que partager avec moi.

Ce fut le 20 mars 1794 qu'il exécuta sa résolution, vers les six heures du matin, pendant que le député Chastellain, qui avait passé la nuit auprès de lui, était à sommeiller. Chastellain vint à nous vers les huit heures, et nous dit que son malade, après avoir passé une nuit agitée, reposait un peu dans ce moment: il ne soupçonnait pas ce qui avait pu lui procurer ce repos. Nous nous rendîmes auprès de lui, Miranda et moi; et en le voyant, nous eûmes tous deux à la fois le même soupçon. Nos doutes se convertirent en certitude, quand nous aperçûmes

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