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tes, mais du moins on avait pris soin de les colorer de quelque apparence d'équité et de régularité qui en imposaient à l'opinion. Mon emprisonnement, dénué de tout motif raisonnable, de tout prétexte plausible, fut peut-être le premier dicté par le seul arbitraire : cela résulte des termes mêmes de mon écrou, portant que j'étais envoyé à la Force pour y être détenu jusqu'à ce que mon affaire fût éclaircie. Il semble que le pouvoir oppresseur, qui venait d'envahir la France, ait voulu faire sur moi l'essai de ses caprices féroces dont il y a eu dans la suite tant de victimes.

Il est vrai que les circonstances favorisaient singulièrement ces abus d'autorité. La Constitution de 1793, que la Convention venait de créer presque en aussi peu de temps que Dieu créa le monde, mais non pas assurément avec la même sagesse, paraissait dans les départemens, environnée des éclairs et de la foudre révolutionnaires, et recevait les hommages de la consternation et de l'effroi. Son apparition miraculeuse fut le sujet d'un spectacle magique qu'on déploya aux yeux de la France, et qui donna aux scélérats adroits qui la gouvernaient, la certitude que leur autorité pouvait frapper tous les coups et qu'elle trouverait toutes les têtes dociles.

On fit donc venir à Paris, de tous les cantons de la France, des députés pour assister, le 10 août, à la fête de l'acceptation de la Constitution. Les choix, dirigés par les Jacobins, tombèrent en gé

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néral sur des hommes qui leur étaient dévoués et qui vinrent tremper leurs âmes dans les séances de la Convention, de la Commune, de la sociétémère, et se rendre dignes d'occuper des places dans les comités révolutionnaires qui couvrirent bientôt après toute la France.

Cette parade de l'acceptation de l'acte constitutionnel, objet des mépris secrets du sage, fut un spectacle imposant aux yeux du vulgaire. Les directeurs de la fête ne négligèrent rien de ce qui peut émouvoir les sens. Le premier rôle, celui de président de la Convention, fut confié à Hérault-de-Séchelles, l'un des beaux hommes de la France. Il eut soin de rehausser les avantages naturels de sa figure par tous les secours de l'art qu'il poussa même jusqu'à la coquetterie. Il fut brillant dans la cérémonie ainsi que dans le discours qu'il prononça. On le salua comme l'un des pères de cette Constitution dont personne ne désirait moins la conservation que ceux qui lui avaient donné le jour. Aussi fut-elle bientôt après ensevelie par eux dans un sommeil profond peu différent de la mort. Il est vrai qu'on l'endormit et le peuple avec elle, au bruit de quelques mots harmonieux, consacrés par l'usage, pour tromper la bonne foi et la crédulité.

Une histoire de notre Révolution, qui ne contiendrait que les traits de la vie publique des hommes qui ont présidé aux événemens, ne serait propre, le plus souvent, qu'à donner de fausses idées sur le

caractère et les mœurs de ces personnages. Plusieurs, en effet, ne sont montés sur ce théâtre que sous un costume emprunté, et n'y ont joué, pour ainsi dire, que des rôles de travestissement. Cette observation s'applique surtout à l'homme dont je viens de parler. Hérault-de-Séchelles, l'un des fondateurs de la Constitution de l'an III, et qui fut ensuite membre de ce comité de salut public qui remplira les siècles futurs de son épouvantable immortalité, n'était rien moins que le partisan du système du jour. Je l'avais connu avant qu'il se fût associé à cette bande de scélérats; c'était alors un homme aimable; nous nous rencontrions quelquefois dans les mêmes sociétés; il avait soin, surtout depuis la Révolution, de se faire remarquer par des idées saines et philosophiques, des sentimens purs et généreux. Nous parlions souvent avec enthousiasme de Rousseau. Il avait acquis un manuscrit d'Émile qui était en entier de la main de l'auteur. J'étais au moment de l'obtenir de lui par un échange avec d'autres ouvrages, lorsque je fus mis en prison. Mais comment l'ami de Jean-Jacques, qui ne pouvait l'être aussi que de la justice et de l'humanité, a-t-il pu sacrifier ses principes à ceux du régime révolutionnaire? C'est qu'il était noble et riche, deux crimes qu'on ne pouvait expier alors qu'en commettant beaucoup de crimes. Combien de personnes, dans ces temps affreux, n'ont eu que l'alternative d'être victimes ou bourreaux, et combien

peu ont eu le courage de s'écrier avec Condorcet:

Ils m'ont dit: Choisis d'être oppresseur ou victime;
J'embrassai le malheur et leur laissai le crime.

Epit. inédite de Cond. à sa femme.

Quand la Convention se fut débarrassée de l'acte constitutionnel, sa tyrannie et toutes les tyrannies en sous ordre qu'elle avait organisées se trouvèrent à leur aise. L'autorité n'ayant plus de frein, les arrestations n'eurent plus de bornes.

Les prisons de la Force et toutes celles de Paris qu'on avait si fort multipliées, furent bientôt encombrées de détenus. Je ne puis offrir à cet égard que les relevés de la police qui, au moment de mon arrestation, en faisaient monter la totalité à 1186. Six mois après, il y en eut au-delà de dix mille. Le nombre de ceux enfermés à la Force était si considérable, qu'on fut obligé de les joncher les uns sur les autres, et d'en répandre jusque dans des chambres qu'un incendie, arrivé quatre ou cinq ans auparavant, avait totalement dévastées.

Quelles réflexions me fournissait cet étrange spectacle! les Mirepoix, les Périgord et beaucoup d'autres grands seigneurs, entassés dans cette prison, n'étaient pas les moins résignés à l'horreur d'une pareille captivité; mais ce qui m'étonnait bien plus encore, c'était de voir tant d'états divers, de mœurs dissemblables, d'opinions disparates, associés dans une même proscription: Valazé parmi les fermiers-géné

raux, Vergniaud à côté de Linguet, les pères de la révolution confondus avec les partisans de la royauté!

Madame Roland, dans ses Mémoires, donne la raison de cette étonnante bizarrerie. « Après, ditelle, les premiers mouvemens d'un peuple lassé des abus dont il était vexé, les hommes sages qui l'ont aidé à reconquérir ses droits sont appelés aux places; mais ils ne peuvent les occuper long-temps; car les ambitieux, ardens à profiter des circonstances, parviennent bientôt, en flattant ce même peuple, à l'égarer et à l'indisposer contre ses véritables défenseurs, afin de devenir eux-mêmes puissans: c'est ce qui a fait comparer la Révolution à Saturne dévorant ses enfans.»

Telle avait dû être la marche des choses, notamment depuis le 10 août, et telle elle sera peut-être encore long-temps; non que nous ayons à craindre le retour des embastillemens et des assassinats ; ces temps sont passés, j'espère, pour toujours; mais nous verrons de nouveau les hommes passer tout-à-coup du sommet des grandeurs à l'avilissement le plus profond. Le chemin des honneurs étant ouvert à tous les individus sans distinction, et l'ambition n'ayant reçu aucune espèce de frein de la part des lois, c'est un effet inévitable que les hommes, arrivés les premiers aux places, doivent être culbutés par ceux qui courent après eux dans la même carrière, et ces derniers par les suivans; d'ailleurs on se lasse de tout, même de la probité; et le peuple, dans sa sotte incons

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