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Ici l'accusateur public, furieux, s'écria qu'avec une telle bavarde on n'en finirait jamais; et il fit clore l'interrogatoire.

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Que je vous plains! lui dis-je avec sérénité. Je vous pardonne même ce que vous me dites de désobligeant vous croyez tenir un grand coupable, vous : êtes impatient de le convaincre ; mais qu'on est malheureux avec de telles préventions! Vous pouvez m'envoyer à l'échafaud; vous ne sauriez m'ôter la joie que donne une bonne conscience, et la persuasion que la postérité vengera Roland et moi, en vouant à l'infamie ses persécuteurs. » On me dit de choisir un défenseur ; j'indiquai Chauveau, et je me retirai, en leur disant, d'un air riant: « Je vous souhaité, pour le mal que vous me voulez, une paix égale à celle que je conserve, quel que soit le prix qui puisse y être attaché. »

Cet interrogatoire s'est fait dans une salle dite du conseil, où était une table autour de laquelle étaient rangées plusieurs personnes qui paraissaient être là pour écrire, et qui ne faisaient que m'écouter. Il y eut beaucoup d'allans et de venans, et rien ne fut moins secret que cet interrogatoire.

conservé tant de présence d'esprit, que ces notes, comparées au texte même de l'interrogatoire, se trouvent exactement semblables. (Note des nouveaux éditeurs.)

Projet de défense au Tribunal (1).

L'accusation portée contre moi repose entièrement sur ma prétendue complicité avec des hommes appelés conspirateurs. Mes liaisons d'amitié avec un petit nombre d'entre eux sont très-antérieures aux circonstances politiques qui les font considérer aujourd'hui comme coupables. Les rapports que j'ai conservés avec eux, par une voie intermédiaire, à l'époque de leur départ de Paris, sont absolument étrangers aux affaires. Je n'ai point eu proprement de correspondance politique, et, à cet égard, je pourrais m'en tenir à une dénégation absolue; car je ne saurais être interpellée de rendre compte de mes affections particulières : mais je puis m'honorer d'elles comme de ma conduite, et je n'ai rien à taire au public. Je dirai donc que j'ai reçu des expressions de regret sur ma détention, et l'avis que Duperret avait pour moi deux lettres, soit qu'elles eussent été écrites avant ou après avoir quitté Paris,

(1) Cette pièce devrait être lue comme Mémoire justificatif; elle fut écrite par madame Roland, à la Conciergerie, dans la nuit qui suivit son interrogatoire. (Note de M. C.)

soit qu'elles fussent d'un seul ou de deux de mes amis, je l'ignore. Duperret les avait remises en d'autres mains, et je ne les ai jamais vues. J'ai reçu, une autre fois, la pressante invitation de rompre mes fers, des offres de service pour m'aider à y réussir, suivant les moyens que je jugerais convenables, et pour me rendre où je trouverais bon. Je n'ai voulu me prêter à rien de semblable, par devoir et par honneur : par devoir, pour ne point exposer ceux à la garde de qui j'étais confiée; par honneur, parce que, dans tous les cas, je préférais courir les risques d'un procès injuste, à me couvrir d'une apparence coupable, par une fuite indigne de moi. J'avais bien voulu être arrêtée au 31 mai; ce n'était pas pour m'échapper plus tard. Voilà à quoi se sont bornées mes relations avec mes amis fugitifs. Sans doute, si les communications n'eussent pas été interrompues, ou que je n'eusse pas été contrainte par ma captivité, j'aurais cherché à me procurer de leurs nouvelles; car je ne connais pas de loi qui me l'interdît. Eh! dans quel temps, chez quel peuple du monde vit-on jamais traduire en crime la fidélité aux sentimens d'estime et de fraternité qui lient les hommes entre eux? Je ne juge point les mesures que prirent ceux qu'on a proscrits, elles ne m'ont pas été connues; mais je ne crois point à des intentions perverses chez ceux dont la probité, le civisme, et le généreux dévouement à leur pays, m'étaient démontrés. S'ils ont erré, ce fut de bonne

foi; ils succombent sans être avilis; ils sont, à mes yeux, malheureux sans être coupables. Si je le suis moi-même, en faisant des vœux pour leur salut, je me déclare telle à la face de l'univers. Je n'ai pas d'inquiétude pour leur gloire, et je consens volontiers à partager celle d'être opprimée par leurs ennemis. J'ai vu ces hommes accusés d'avoir conspiré contre leur pays, républicains déclarés, mais humains, persuadés qu'il fallait, par de bonnes lois, faire chérir la République de ceux mêmes qui doutaient qu'elle pût se soutenir; ce qui effectivement est plus difficile que de les tuer. L'histoire de tous les siècles a prouvé qu'il fallait beaucoup de talens pour amener les hommes à la vertu par de bonnes lois, tandis qu'il suffit de la force pour les opprimer par la terreur ou les anéantir par la mort. Je les ai vus prétendre que l'abondance, comme le bonheur, ne pouvait résulter que d'un régime équitable, protecteur et bienfaisant; que la toute-puissance des baionnettes produisait bien la peur, mais non pas du pain. Je les ai vus, animés du plus vif enthousiasme pour le bien du peuple, dédaigner de le flatter, résolus à périr victimes de son aveuglement plutôt que de le tromper. J'avoue que ces principes et cette conduite m'ont paru totalement différer de ceux des tyrans ou des ambitieux qui cherchent à plaire au peuple pour le subjuguer. Elle m'a inspiré la plus profonde estime pour ces hommes généreux; cette erreur, si c'en est une, m'accompagnera dans

le tombeau, et je m'honorerai de suivre ceux que je

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Ma défense, j'ose le dire, est plus nécessaire à ceux qui veulent s'éclairer de bonne foi, qu'elle ne l'est à moi-même. Tranquille et satisfaite dans le sentiment d'avoir rempli mes devoirs, j'envisage l'avenir avec sérénité. Mes goûts sérieux, mes habitudes studieuses, m'ont tenue également éloignée des folies de la dissipation et du tracas de l'intrigue. Amie de la liberté dont la réflexion m'avait fait juger tout le prix, j'ai vu la révolution avec transport, persuadée que c'était l'époque du renversement de l'arbitraire que je hais, de la réforme d'abus dont j'avais souvent gémi, en m'attendrissant sur le sort de la classe malheureuse. J'ai suivi les progrès de la révolution avec intérêt, je m'entretenais de la chose publique avec chaleur; mais je n'ai point dépassé les bornes qui m'étaient imposées par mon sexe. Quelques talens peut-être, assez de philosophie, un courage plus rare, et qui me permettait de ne point affaiblir, dans les dangers, celui de mon mari: voilà probablement ce qu'auront indiscrètement vanté ceux qui me connaissent, et ce qui m'a fait des ennemis parmi ceux qui ne me connaissent pas. Roland a pu m'employer quelquefois comme un secrétaire, et la fameuse lettre au roi, par exemple, est copiée toute entière de ma main; ce serait une assez bonne pièce à joindre à mon procès, si c'étaient les Autrichiens qui me le fissent, et qu'ils

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