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cela de vos propres mains. Mais pourquoi les femmes de vos riches proscrits languissent-elles dans la misère ?

Celle de Guadet, nourrice d'un enfant qui vit le · jour dans ces temps malheureux, gardée chez elle, depuis le départ de son mari, par un gendarme qui se rit de ses pleurs; sous la surveillance d'un portier barbare, président de sa section, qui ne permet pas la sortie d'un paquet; ne subsiste que du prix de quelques effets, montres, couverts, linge, qu'elle fait vendre en cachette. Celle de Gensonné, mourant de maladie et de douleurs, ne suffit au soutien de ses deux jolis enfans que par les secours secrets de quelques amis. Celle de Brissot, gardée d'abord dans un hôtel garni, parce que les scellés étaient sur sa porte, traînée à la Force, y languirait encore comme elle a fait durant cinq jours, au pain et à l'eau, sur la paille, faute d'argent, si une main secourable n'était venue lui apporter quelque soulagement. La femme de Pétion, comme celle de Roland, également prisonnières à Sainte-Pélagie, ne payent qu'à l'aide d'emprunts la mince dépense à laquelle elles se réduisent. Et toi, Chabot, où as-tu pris ces sommes que tu reconnais à ta nouvelle épouse? et toi... mais une récrimination, toute juste qu'elle soit, 'n'est pas digne de la cause des hommes célèbres que la tyrannie tient aujourd'hui sur la sellette d'un tribunal sanguinaire dont la composition ferait rire, si elle ne transportait d'horreur. Et ces hommes,

non encore jugés, sont réunis dans un local de la prison, au nombre de vingt-neuf, avec un lit pour cinq! O France! tu laisses ainsi traiter, je ne dis pas tes enfans, mais tes pères à la liberté, tes défenseurs, et tu parles de République !

Je n'ai pas le courage de m'appesantir sur les détails révoltans de cet acte absurde d'accusation, après la lecture publique duquel on a entendu un défenseur observer que, contre toutes les formes, aucune des pièces ne lui avait été communiquée. A sa prière de faire délibérer le tribunal sur cette présentation et la demande en conséquence, le président chuchotte un instant à sa droite, et répond, en balbutiant, que l'immensité des pièces rend leur communication difficile ; que d'ailleurs il y en a beaucoup sous les scellés chez les accusés; qu'on les fera prendre, mais qu'on va toujours procéder aux débats. —Ainsi, l'on a procédé à la confection de l'acte d'accusation, dans l'espérance qu'il doit être appuyé pardes pièces qu'on n'a pas vues et qu'on suppose chez les accusés; ainsi, l'on procède à leur jugement sans communiquer les autres pièces qu'on prétend avoir, sous prétexte de leur trop grand nombre. Et ce n'est pas là de l'imposture! Juste ciel! jamais je n'aurais imaginé ces détails si je n'eusse été présente. Appelée comme témoin aux débats, j'ai assisté dans cette qualité à l'ouverture de l'affaire ; j'ai présumé qu'on avait dessein de profiter, pour me perdre, des vérités que j'aurais le courage de dire. Retirée, après

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la lecture de l'acte d'accusation, j'attendais mon tour d'être appelée; il n'est pas venu, on m'a ramenéc dans ma prison: voici le troisième jour, on ne vient point encore. J'ai passé les heures d'attente du premier jour dans le greffe du tribunal où j'ai parlé avec force et liberté à tous ceux qui s'y sont trouvés. Aurait-on réfléchi que cette force et cette liberté pourraient avoir quelqu'effet à l'audience; qu'il vaut mieux l'éviter, dépêcher les députés sans moi, et m'appeler ensuite après eux pour finir de ma personne, sans me faire un accessoire intéressant à leur cause?—J'en ai peur. Je désire mériter la mort en allant leur rendre témoignage, tandis qu'ils vivent, et je crains de perdre cette occasion. Je suis sur les épines; j'attends l'huissier, comme une âme en peine attend son libérateur; je n'ai écrit ce qu'on vient de lire que pour tromper mon impatience.

26 octobre 1793.

Votre lettre, mon cher Bosc, m'a fait un bien extrême; elle me montre votre âme entière et tout votre attachement: l'une et l'autre sont aussi rares à mes yeux que précieuses pour mon cœur. Nous ne différons pourtant pas autant que vous l'imaginez; nous ne nous sommes pas bien entendus. Je n'avais pas le dessein de partir à ce moment, mais de me procurer le moyen de le faire à celui qui me serait devenu convenable. Je voulais rendre hommage à la

vérité, comme je sais faire, puis m'en aller tout juste avant la dernière cérémonie; je trouvais beau de tromper ainsi les tyrans (1). J'avais bien remâché ce projet, et je vous jure que ce n'était point la faiblesse qui me l'avait inspiré. Je me porte à merveille; j'ai la tête aussi saine et le courage aussi vert que jamais. Il est très-vrai que le procès actuel m'abreuve d'amertume et m'enflamme d'indignation : j'ai cru que les fugitifs étaient aussi arrêtés. Il est possible qu'une douleur profonde et l'exaltation de sentimens, déjà terribles, aient mûri, dans le secret de mon cœur, une résolution que mon esprit a revêtue d'excellens motifs.

Appelée en témoignage dans l'affaire, j'ai trouvé

que

cela modifiait mon allure. J'étais fort décidée à profiter de cette occasion, pour arriver au but avec plus de célérité : je voulais tonner sans réserve, et finir ensuite ; je trouvais que cela même m'autorisait à ne rien taire, et qu'il fallait l'avoir en poche en se rendant à l'audience: cependant je n'ai pas attendu d'en être pourvue pour soutenir mon caractère. Dans les heures d'attente que j'ai passées au greffe, au milieu de dix personnes, officiers, juges de l'autre section, etc., entendue d'Hébert et de Chabot qui sont venus, dans la pièce voisine, j'ai parlé avec autant de force que de liberté. Mon tour

(1) Voyez la Notice biographique entête du premier vo

lume.

pour l'audience n'est pas arrivé: on devait me venir chercher le second jour; le troisième s'achève, et l'on n'a pas paru: j'ai peur que ces drôles n'aient aperçu que je pourrais faire un épisode intéressant, et qu'il vaut mieux me rejeter après coup.

J'attends avec impatience, et je crains maintenant d'être privée d'avouer mes amis en leur présence. Vous jugez, mon ami, que, dans tous ces cas, il faut attendre et non commander la catastrophe; c'est sur cela seul que nous ne sommes pas complètement d'accord: il me semblait qu'il y avait de la faiblesse à recevoir le coup de grâce, quand on pouvait se le donner, et à se prodiguer aux insolentes clameurs d'insensés, aussi indignes d'un tel exemple, qu'incapables d'en profiter. Nul doute qu'il fallût faire ainsi il y a trois mois; mais aujourd'hui c'est en pure perte pour la génération; et quant à la postérité, l'autre résolution, ménagée comme je vous l'exprime, n'est pas d'un moins bon effet.

Vous voyez que vous ne m'aviez pas bien comprise: examinez donc la chose sous le point de vue où elle m'a frappée : ce n'est pas du tout celui où vous l'envisagez je consens à accepter votre détermination, quand vous l'aurez ainsi réfléchie. J'abrège, pour que vous ayez cette réponse par la même voie; il me suffit d'indiquer ce que la méditation vous fera développer à loisir. Ma pauvre petite! où donc est-elle ? Apprenez-le moi, je vous prie; donnez-moi quelques détails; que mon esprit

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