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de tout mon caractère, les occasions de l'exercer.

J'ai connu ces sentimens généreux et terribles qui ne s'enflamment jamais davantage que dans les bouleversemens politiques et la confusion de tous les rapports sociaux; je n'ai point été infidèle à mes principes, et l'atteinte même des passions, j'ai le droit de le dire, n'a guère fait qu'éprouver mon courage. Somme totale, j'ai eu plus de vertus que de plaisirs ; je pourrais même être un exemple d'indigence de ces derniers, si les premières n'en avaient qui leur sont propres, et dont la sévérité a des charmes consolateurs.

Si j'échappe à la ruine universelle, j'aimerai à m'occuper de l'histoire du temps: ramassez, de votre côté, les matériaux que vous pourrez. J'ai pris pour Tacite une sorte de passion; je le relis pour la quatrième fois de ma vie avec un goût tout nouveau; je le saurai par cœur : je ne puis me coucher sans en avoir savouré quelques pages.

Faites donc courir la lettre de B. Je me déciderai donc aussi à vendre quelque peu d'argenterie; je pourrai bien vous prier de me rendre ce service.

Je ne veux point voir P., et il ne faut pas qu'il demande de permission; ne point prononcer mon nom auprès des autorités est le seul service qu'on puisse me rendre.

Adieu, cher Jany, adieu.

8 octobre 1793.

Lorsque vous ouvrirez cet écrit (1), cher Jany, je ne serai plus. Vous y verrez les raisons qui me déterminent, en trompant mes gardiens, à me laisser mourir de faim. Cependant, comme aucun transport ne m'inspire cette résolution que je veux soumettre à tous les calculs, soit pour ne manquer à aucun de mes devoirs, soit pour ne pas mériter le blâme de nos amis; je consens à attendre le jugement des députés, pour juger alors des conséquences et de l'instant d'exécuter mon projet.

S'il se passe quelques jours, je continuerai mes mémoires; si je n'ai pas le temps de les conduire bien loin, je m'en consolerai : il existe assez de choses, en réunissant toutes celles que j'ai écrites et qui sont dans les trois dépôts, pour éclaircir beaucoup de faits et concourir à la justification de bien des personnes. Voilà le soin que je vous laisse, il vous exprime assez toute mon estime. Disposez de ces objets en maître absolu; ne précipitez rien pour ne rien perdre, et ne vous détachez de quoi que ce soit, que vous ne vous soyez procuré un double par copie,

Mes dernières pensées sont nécessaires aux père

(1) L'écrit que madame Roland désigne, est, selon toute apparence, le manuscrit des Dernières Pensées qu'elle avait renfermé dans ce billet. (Note des nouveaux éditeurs.)

et mère adoptifs de ma fille; vous les leur communiquerez, si l'exemplaire que je leur destine manquait de leur parvenir.

Adieu, Jany, je vous honore et vous aime; je m'éteins en paix, en songeant que vous ferez revivre de moi tout ce que j'ai pu en faire connaître ; il ne manque que des détails, dont je ne tairais pas un seul si j'avais plus de temps, mais dont nul n'est en contradiction avec ce qui précède.

MES DERNIÈRES PENSÉES.

To be, or not to be: et is the question.
Être ou n'être pas, c'est la question.

ELLE sera bientôt résolue pour moi. — La vie estelle un bien qui nous appartienne? Je crois à l'affirmative; mais ce bien nous est donné à des conditions sur lesquelles seules l'erreur peut tomber.

Nous sommes nés pour chercher le bonheur et pour être utiles à celui d'autrui; l'état social étend cette destination comme toutes nos facultés, sans rien créer de nouveau.

Tant qu'il existe devant nous une carrière où nous pouvons pratiquer le bien et donner un grand exemple, il convient de ne point la quitter: le courage consiste à la remplir en dépit du malheur. Mais si la malveillance y prescrit un terme, il est permis de le devancer, surtout si la force de subir son dernier effet ne doit rien produire d'avantageux à personne. Lorsque j'ai été mise en arrestation, je me suis flattée de servir la gloire de mon mari, et de concourir à éclairer le public, si l'on m'intentait un

procès quelconque. Mais il aurait fallu commencer alors ce procès, et nos persécuteurs étaient trop habiles pour choisir si mal leur temps. Ils ont été circonspects tant qu'ils ont pu craindre quelques revers de la part de ceux mêmes qui, s'étant soustraits à leur violence, inspiraient le zèle de les défendre. Aujourd'hui que la terreur étend son sceptre de fer sur un monde abattu, le crime insolent triomphe; il aveugle, il écrase, et la multitude ébahie adore sa puissance. Une ville immense, nourrie de sang et de mensonge, applaudit avec fureur à d'abominables proscriptions qu'elle croit affermir son salut.

J'ambitionnais, il y a deux mois, l'honneur d'aller à l'échafaud; on pouvait parler encore, et l'énergie d'un grand courage aurait servi la vérité : maintenant tout est perdu. Cette nation, férocisée par d'infâmes prédicateurs du carnage, regarde comme des conspirateurs les amis de l'humanité ; elle prend au contraire pour ses défenseurs ces hommes de boue, qui couvrent d'un masque d'énergumène leurs passions viles et leur lâcheté. Vivre au milieu d'elle, c'est se soumettre avec bassesse à son affreux régime, ou lui donner lieu de commettre de nouvelles atrocités.

Je sais que le règne des méchans ne peut être de longue durée; ils survivent ordinairement à leur pouvoir, et subissent presque toujours le châtiment qu'ils ont mérité.

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