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pitaine qui le débarrasse de sa cargaison humaine au profit des flots? Parlez ; c'est quelque chose que de connaître son sort, et, avec une âme comme la mienne, on est capable de l'envisager.

» Si vous voulez être juste, et que vous me lisiez avec recueillement, ma lettre ne vous sera pas inutile, et dès-lors elle pourrait ne pas l'être à mon pays. Dans tous les cas, Robespierre, je le sais, et vous ne pouvez éviter de le sentir, quiconque m'a connue ne saurait me persécuter sans remords. »

ROLAND, née Phlipon.

Nota. L'idée de cette lettre, le soin de l'écrire et le projet de l'envoyer, se sont soutenus durant vingtquatre heures; mais que pourraient faire mes réflexions sur un homme qui sacrifie des collègues dont il connaît bien la pureté?

Dès que ma lettre ne serait pas utile, elle est déplacée; c'est me compromettre sans fruit avec un tyran qui peut m'immoler, mais qui ne saurait m'avilir. Je ne la ferai pas remettre.

26 septembre 1795.

Le décret qui ordonne de présenter le lendemain l'acte d'accusation de Brissot, est rendu dans la même séance où l'on propose d'abréger les formes des jugemens du tribunal révolutionnaire, et où l'on organise les quatre sections de ce tribunal, de ma

nière qu'on réunit la multiplication des moyens de juger, l'obligation d'accélérer le prononcé des jugemens et la restriction des défenses des accusés, au même instant qu'on détermine de faire périr Brissot et les autres députés détenus, c'est-à-dire les hommes à talens qui pourraient confondre leurs accusateurs.

Quatre mois se sont écoulés sans qu'on ait pu dresser cet acte d'accusation dont on a vainement décrété plusieurs fois la confection; il fallait un surcroît de pouvoir et le règne complet de la terreur, pour oser enfin immoler les fondateurs de la liberté; mais après que l'on a déterminé, sous la dénomination de suspects, l'arrestation arbitraire du quart de la France, après qu'on a fanatisé un peuple imbécile qui ruine Lyon, comme si la seconde ville de la République appartenait à l'empereur, et que ceux qu'il juge bon d'appeler des muscadins fussent des bêtes féroces; après qu'un sceptre de fer étendu sur la France y fait régner le crime et la peur; après qu'on établit en loi pour les accusés qu'ils répondront oui ou non, sans faire de discours de défense, on peut envoyer à la mort les victimes pures dont on craignait encore l'éloquence: tant la voix de la vérité paraît redoutable à ceux même qui sont assez puissans pour ne pas l'écouter!

Que de soins pour l'étouffer! mais l'histoire est là; elle tient ses burins, et prépare, dans le silence, la vengeance tardive des imitateurs de Barnevelt et de Sydney.

3 octobre 1793.

Je lis le journal, et je vois Robespierre accuser Roland et Brissot d'avoir dit du mal de d'Aubigny, qui vola au 10 août 100,000 liv. aux Tuileries; qu'on voulut poursuivre, et dans l'absence duquel sa femme rapporta les cent mille francs à la Commune : je vois Robespierre prétendre que Roland nomma Restout au garde-meuble pour en préparer le vol, et c'est Pache, qui ne voulut point cette place à laquelle Roland l'avait nommé, qui lui présenta Restout pour l'occuper; et la Convention a retenti des plaintes de Roland sur la négligence du commandant de la garde nationale pour faire garnir le poste du garde-meuble, malgré les injonctions réitérées du ministre de l'intérieur.

Ce Robespierre, qu'un temps je crus honnête homme est un être bien atroce! comme il ment à

sa conscience! comme il aime le sang!

Samedi, 1793 (1).

Je ne puis vous dire, cher Jany (2), avec quel plaisir je reçois de vos nouvelles. Placée sur les confins du monde, les témoignages d'attachement d'un

(1) Cette lettre inédite ne porte point de date sa place paraît marquée en cet endroit par les circonstances dont elle fait mention. (Note des nouveaux éditeurs.) (2) Nom de convention qui désignait M. Champagneux.

individu de mon espèce, que je puisse estimer, me font trouver encore quelque douceur à vivre. J'ai souffert pour ma pauvre compagne, au-delà de toute expression. C'est moi qui me suis chargée du triste office de la préparer au coup qu'elle n'attendait guère, et de le lui annoncer; j'étais sûre d'y apporter les adoucissemens qu'un autre eût peut-être difficilement trouvés, parce qu'il n'y a guère que ma position qui pût me faire aussi bien partager sa douleur. Cette circonstance a fait qu'on l'envoie chez moi; nous mangeons ensemble, et elle aime à passer près de moi la plus grande partie des jours; j'en travaille bien moins, mais je suis utile, et ce sentiment me fait goûter une sorte de charme que les tyrans ne connaissent pas. Je sais que B. va être immolé; je trouve plus atroce, que cela même, la disposition qui interdit tout discours aux accusés. Tant qu'on pouvait parler, je me suis senti de la vocation pour la guillotine; maintenant il n'y a plus de choix, et massacrée ici, ou jugée là, c'est la même chose.

Je désirerais qu'il vous fût possible d'allerrégulièrement, du moins une fois la semaine, chez madame G. Chp.; elle vous communiquerait ou vous remettrait ce qui nous intéresse, et vous lui donneriez de mes nouvelles. Vous trouverez chez elle à emprunter les deux volumes du Voyage en question, que je n'ai point ici en mon pouvoir. Je reçois avec actions de grâces les lettres de lady B. Je ne les

per

connais point, je compte les faire servir à deux sonnes, je ferai lire le petit Po1.; je n'avais que Thompson qu'il ne pouvait encore entendre.

Hélas! n'enviez pas le sort de celui à qui j'ai donné mon Voyage de Suisse; c'est un infortuné qui n'a que des malheurs pour prix de ses vertus; persécuté, proscrit, je ne sais s'il dérobera longtemps sa tête à la vengeance des fripons dont il était le rude adversaire.

Assurément, vous pouvez lire tout ce que je vous envoie. J'ai regret maintenant de ne vous avoir pas envoyé les quatre premiers cahiers; le reste ne sent rien quand on ne les a pas vus; ils peignent mes dixhuit premières années, c'est le temps le plus doux de ma vie ; je n'imagine point d'époque, dans celle d'aucun individu, remplie d'occupations plus aimables, d'études plus chères, d'affections plus douces je n'y eus point de passion, tout y fut prématuré, mais sage et calme comme les matinées des jours les plus sereins du printemps.

Je continuerai, si je puis, au milieu des orages. Les années suivantes me firent connaître ceux de l'adversité et développèrent des forces dont le sentiment me rendait supérieure à la mauvaise fortune. Celles qui vinrent après furent laborieuses et marquées par le bonheur sévère de remplir des devoirs domestiques, très-multipliés dans une existence honorable mais austère; enfin arrivèrent les jours de la Révolution, et avec eux le développement

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