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vient pas; je sais souffrir et ne m'étonne de rien. Je sais d'ailleurs qu'à la naissance des républiques, des révolutions presqu'inévitables, qu'expliquent trop les passions humaines, exposent souvent ceux qui servirent le mieux leur pays, à demeurer victimes de leur zèle et de l'erreur de leurs contemporains: ils ont pour consolation leur conscience, et l'histoire pour vengeur.

» Mais par quelle singularité, moi, femme, qui ne puis faire que des vœux, suis-je exposée aux orages qui ne tombent ordinairement que sur les individus agissans; et quel sort m'est donc réservé? Voilà deux questions que je vous adresse.

» Je les regarde comme peu importantes en ellesmêmes et par rapport à moi personnellement ; qu'estce qu'une fourmi de plus ou de moins, écrasée par le pied de l'éléphant, considérée dans le système du monde? Mais elles sont infiniment intéressantes par leurs rapports avec la liberté présente et le bonheur futur de mon pays. Car si l'on confond indifféremment, avec ses ennemis déclarés, ses défenseurs et ses amis avoués; si l'on assimile au même traitement l'égoïste dangereux ou l'aristocrate perfide, avec le citoyen fidèle et le patriote généreux; si la femme honnête et sensible qui s'honore d'avoir une patrie, qui lui fit, dans sa modeste retraite ou dans ses différentes situations, les sacrifices dont elle est capable, se trouve punie avec la femme orgueilleuse ou légère qui maudit l'égalité; assurément la justice

et la liberté ne règnent point encore, et le bonheur à venir est douteux !

» Je ne parlerai point ici de mon vénérable mari; il fallait rapporter ses comptes lorsqu'il les eut fournis, et ne pas lui refuser d'abord justice pour se réserver de l'accuser quand on l'aurait noirci dans le public. Robespierre, je vous défie de ne pas croire que Roland soit un honnête homme ! Vous pouvez penser qu'il ne voyait pas bien sur telle et telle mesure; mais votre conscience rend secrètement hommage à sa probité comme à son civisme. Il faut peu le voir pour le bien connaître; son livre est toujours ouvert, et chacun peut y lire : il a la rudesse de la vertu, comme Caton en avait l'âpreté; ses formes lui ont fait autant d'ennemis que sa rigoureuse équité; mais ces inégalités de surface disparaissent à distance, et les grandes, qualités de l'homme public demeureront pour toujours. On a répandu qu'il soufflait la guerre civile à Lyon; on a osé donner ce prétexte comme sujet de mon arrestation! Et la supposition n'était pas plus juste que la conséquence. Dégoûté des affaires, irrité de la persécution, ennuyé du monde, fatigué de travaux et d'années, il ne pouvait que gémir dans une retraite ignorée, et s'y obscurcir en silence pour épargner un crime à son siècle.

» Il a corrompu l'esprit public, et je suis sa complice! Voilà le plus curieux des reproches et la plus absurde des imputations. Vous ne voulez pas, Ro

bespierre, que je prenne ici le soin de les réfuter; c'est une gloire trop facile, et vous ne pouvez être du nombre des bonnes gens qui croient une chose parce qu'elle est écrite et qu'on la leur a répétée. Ma prétendue complicité serait plaisante, si le tout ne devenait atroce par le jour nébuleux sous lequel on l'a présenté au 'peuple qui, n'y voyant rien, s'y fabrique un je ne sais quoi de monstrueux. Il fallait avoir une grande passion de me nuire pour m'enchaîner ainsi, d'une manière brutale et réfléchie, dans une accusation qui ressemble à celle, tant répétée sous Tibère, de lèze-majesté, pour perdre quiconque n'avait pas de crime, et qu'on voulait pour

tant immoler! D'où vient donc cette animosité? C'est ce que je ne puis concevoir, moi qui n'ai jamais fait de mal à personne, et qui ne sais pas même en vouloir à ceux qui m'en font!

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Élevée dans la retraite, nourrie d'études sérieuses qui ont développé chez moi quelque caractère, livrée à des goûts simples qu'aucune circonstance n'a pu altérer; enthousiaste de la Révolution, et m'abandonnant à l'énergie des sentimens généreux qu'elle inspire; étrangère aux affaires par principes comme par mon sexe; mais m'entretenant d'elles avec chaleur, parce que l'intérêt public devient le premier de tous dès qu'il existe, j'ai regardé comme de méprisables sottises les premières calomnies lancées contre moi; je les ai crues le tribut nécessaire, pris par l'envie, sur une situation le

que

vulgaire avait encore l'imbécillité de regarder comme élevée, et à laquelle je préférais l'état paisible où j'avais passé tant d'heureuses journées!

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Cependant ces calomnies se sont accrues avec autant d'audace que j'avais de calme et de sécurité : je suis traînée en prison ; j'y demeure depuis bientôt cinq mois, arrachée des bras de ma jeune fille qui ne peut plus se reposer sur le sein dont elle fut nourrie; loin de tout ce qui m'est cher, privée de toute communication, en butte aux traits amers d'un peuple abusé qui croit que ma tête sera utile à sa félicité, j'entends sous ma fenêtre grillée la garde qui me veille s'entretenir quelquefois de mon supplice; je lis les dégoûtantes bordées que jettent sur moi des écrivains qui ne m'ont jamais vue, non plus que tous ceux qui me haïssent.

» Je n'ai fatigué personne de mes réclamations; j'attendais du temps la justice, avec la fin des préventions: manquant de beaucoup de choses, je n'ai rien demandé ; je me suis accommodée de la mauvaise fortune, fière de me mesurer avec elle et de la tenir sous mes pieds. Le besoin devenant pressant, et craignant de compromettre ceux à qui je pourrais m'adresser, j'ai voulu vendre les bouteilles vides de ma cave où l'on n'a point mis les scellés, parce qu'elle ne contenait rien de meilleur : grand mouvement dans le quartier! on entoure la maison ; le propriétaire est arrêté; on double chez moi les gardiens, et j'ai à craindre, peut-être, pour la li

berté d'une pauvre bonne qui n'a d'autre tort que de me servir avec affection depuis treize ans, parce que je lui rendais la vie douce: tant le peuple, égaré sur mon compte, étourdi du nom de conspirateur, croit qu'il doit m'être appliqué!

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Robespierre, ce n'est pas pour exciter en vous une pitié au-dessus de laquelle je suis, et qui m'offenserait peut-être, que je vous présente ce tableau bien adouci; c'est pour votre instruction.

» La fortune est légère, la faveur du peuple l'est également; voyez le sort de ceux qui l'agitèrent, lui plurent ou le gouvernèrent, depuis Viscellinus jusqu'à César, et depuis Hippon, harangueur de Syracuse, jusqu'à nos orateurs parisiens! La justice et la vérité seules demeurent et consolent de tout, même de la mort, tandis que rien ne soustrait à leurs atteintes. Marius et Sylla proscrivirent des milliers de chevaliers, un grand nombre de sénateurs, une foule de malheureux. Ont-ils étouffé l'histoire qui voue leur mémoire à l'exécration, et goûtèrent-ils le bonheur?

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O Quoi qu'il me soit réservé, je saurai le subir d'une manière digne de moi, ou le prévenir s'il me convient. Après les honneurs de la persécution, dois-je avoir ceux du martyre? ou bien suis-je destinée à languir long-temps en captivité, exposée à la première catastrophe qu'on jugera bon d'exciter? ou serai-je déportée, soi-disant pour essayer, à quatre lieues en mer, cette petite inadvertance de ca

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