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chemine contre Danton. Celui-ci, plus scélérat qu'aucun, mais mieux avisé, cherchant à mettre quelque mesure dans la marche des affaires, est déjà traité de modéré. Le comité de salut public le rejette de son sein : Robespierre jaloux s'élève contre lui; les Cordeliers et les Jacobins sont prêts à se di viser. Grand spectacle qui se prépare pour nous autres victimes: les tigres vont s'entre-déchirer; ils nous oublieront peut-être, à moins que la fureur de leurs derniers instans ne les porte à tout exterminer avant leur propre défaite.

Chabot veut faire déporter tous les gens suspects; ainsi la femme Pétion et celle de Roland, arrêtées à ce titre, sont menacées d'aller à Cayenne : plaisante destination!

Au Commis du ministère de l'Intérieur chargé de la surveillance des prisons (1).

Sainte-Pélagie, le 17 septembre 1793.

J'ignore, Citoyen, si les personnes dont vous étiez accompagné ce matin exercent aussi quelque surveillance dans l'administration des prisons; je n'ai rien pu juger du but de votre visite. Je présume qu'il doit m'être permis de m'en informer. Depuis tantôt quatre mois je suis rigoureusement détenue;

(1) Lettre inédite.

je n'ai fatigué personne de réclamations ni de plaintes; j'attendais du temps la fin des préventions. Je sais ce que les amis de la liberté sont exposés à souffrir pour elle à la naissance des républiques. Au défaut de ma propre expérience, j'avais assez de celle que j'ai acquise par l'étude, pour ne m'étonner de rien, et supporter sans murmure les honneurs de la persécution. Dans l'enceinte d'une prison ou la retraite d'un cabinet, je puis mener une vie à peu près semblable; et lorsqu'on y est avec une conscience pure et une âme forte, on mesure l'injustice sans être accablée de son poids. Mais je suis mère, ce titre m'imposait des devoirs que je chéris et que je ne puis remplir. Je suis épouse, et je ne sais s'il me sera jamais donné d'adoucir les chagrins, de soigner la vieillesse de l'homme respectable auquel j'avais uni ma destinée. Je ne sais pas mieux le terme d'une captivité que je n'ai pu mériter que par mon amour pour la liberté, qui me confond avec ses ennemis, et qui m'est imposée par ceux qui prétendent établir son règne. Combien doit durer encore cette étrange contradiction?

On n'a point de délits à me reprocher; ceux qui disent le plus de mal de moi ne m'ont jamais vue, et je défie ceux qui m'ont abordée de ne pas m'accorder leur estime, même Robespierre et Danton qui, probablement, savent pourquoi je suis prisonnière. Serai-je détenue à défaut de mon mari? Ce serait un échange ridicule et barbare qui

ne mènerait à rien. Suis-je gardée comme otage? Je pourrais bien l'être chez moi, sous caution. On sait bien, d'ailleurs, que Roland n'est point à Lyon, et le faux bruit répandu à cet égard n'a jamais été qu'un vain prétexte. Suis-je suspecte? A quel titre? Le doute autorise-t-il à courir les risques d'opprimer; et si l'on me croyait dangereuse, l'injonction de rester chez moi sous la surveillance de ma section ne serait-elle pas suffisante? Enfin, suis-je criminelle à món insu? Qu'on m'apprenne de quoi, et que je sois légalement jugée. Quatre mois de détention ne me donnent que trop le droit de demander de quoi je suis punie. Cependant ce long intervalle, passé dans le rude exercice du courage, sans qu'il me soit permis de prendre aucun autre exercice pour ma santé, se prolonge encore en altérant celle-ci; privée d'un modeste revenu qui tient à la personne de mon mari, et qui, augmenté par notre travail commun, suffisait à notre existence, je n'ai pas même la faculté d'employer mes hardes pour mon usage, ni de les vendre pour en faire servir le prix à mes besoins. Elles sont sous les scellés, assurément fort inutiles, puisqu'ils ont été réapposés fort peu après que la Convention les avait fait lever en examinant nos papiers. De quel augure peut être pour la liberté de mon pays une telle conduite à l'égard de ceux qui l'adorent? Ce doute est plus triste que ma situation même. Dans l'isolement où je vis, je me suis persuadée, à l'arrivée de trois

personnes, que la vigilance et l'équité de quelque autorité faisaient faire cette visite; mais nulle question ne m'a fait apercevoir l'intérêt de s'instruire ou de consoler. Je me demande si j'ai été l'objet d'une curiosité cruelle, ou si je suis une victime qu'on soit venu reconnaître et compter.

Pardon, si je vous blesse, en m'adressant à vous pour le savoir; mais vous êtes le seul dont le nom me soit connu, et quoi que l'erreur ou la malveillance me prépare, j'aime mieux le prévoir que l'ignorer. Soyez assez franc pour m'en faire part, c'est ma première et mon unique question.

P. S. Le décret contre les gens suspects n'était pas encore rendu lorsque je fis cette lettre ; dès qu'il parut, je vis qu'ayant été arrêtée, la seconde fois, sous cette dénomination de suspecte, je n'avais plus que du pis à attendre du temps.

De l'infirmerie de Sainte-Pélagie, 23 septembre 1793.

Entre ces murs solitaires, où depuis tantôt cinq mois l'innocence opprimée se résigne en silence, un étranger paraît. C'est un médecin que mes gardiens amènent pour leur tranquillité; car je ne sais et ne veux opposer aux maux de la nature, comme à l'injustice des hommes, qu'un tranquille courage. En apprenant mon nom, il se dit l'ami d'un homme que peut-être je n'aime point. « Qu'en savez-vous, et qui est-ce? - Robespierre. - Robespierre ! je l'ai

beaucoup connu, et beaucoup estimé ; je l'ai cru un sincère et ardent ami de la liberté. -Eh bien! ne l'est-il plus? - Je crains qu'il n'aime aussi la domination, peut-être dans l'idée qu'il sait faire le bien ou le veut comme personne: je crains qu'il n'aime beaucoup la vengeance, et surtout à l'exercer contre ceux dont il croit n'être pas admiré; je pense qu'il est très-susceptible de préventions, facile à se passionner en conséquence, jugeant trop vite comme coupable quiconque ne partage pas en tout ses opinions.-Vous ne l'avez pas vu deux fois!—Je l'ai vu bien davantage ! Demandez-lui ; qu'il mette la main sur sa conscience, et vous verrez s'il pourra vous dire du mal de moi. »

Le médecin parti, je projette la lettre suivante :

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Robespierre, si je me trompe, je vous mets à même de me le prouver; c'est à vous que je répète ce que j'ai dit de votre personne, et je veux charger votre ami d'une lettre que la rigueur de mes gardiens laissera peut-être passer, en faveur de celui à qui elle est adressée.

» Je ne vous écris pas pour vous prier, vous l'imaginez bien; je n'ai jamais prié personne ; et certes, ce n'est pas d'une prison que je commencerais à le faire, à l'égard de quiconque me tient en son pouvoir. La prière est faite pour les coupables ou les esclaves; l'innocence témoigne, et c'est bien assez; ou elle se plaint, et elle en a le droit, dès qu'elle est vexée. Mais la plainte même ne me con

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